LES LUEURS D'ORMANTES (partie 7)

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Épinglé sur l'azur sans nuage, le soleil luisait faussement, tel un reflet de sa propre lumière. Lucien ouvrit les yeux : il avait sans doute dormi trop longtemps, une fois de plus. Sorti de son cabanon, il fit quelques pas sur la place, pour se dégourdir les jambes. Il n'y avait plus grand-monde, à Ormantes, mais aujourd'hui quelque chose de différent, qui le perturbait, flottait dans l'air – comme une effervescence, une dangereuse légèreté parmi ses concitoyens qui semblaient affecter une jovialité déplacée. Ceux qui n'étaient pas encore tout à fait des pantins sautillaient, se concertaient à voix basse, gloussaient comme des gamins sur le point de faire une fugue dans les bois.

Sur son chemin, les mannequins nonchalamment adossés à la palissade lui adressaient des sourires niais. Que savaient-ils donc tous, et qu'il ignorait encore ? Un vent tiède parcourait la ville, comme s'il n'y avait rien pour l'arrêter. Et en effet, il n'y avait rien : les trois portes d'Ormantes étaient grandes ouvertes, au mépris de toute prudence, et sur le flanc ouest on avait même commencé à démonter le mur d'enceinte. Par la porte sud, deux mannequins, bras dessus bras dessous, sortaient en gambadant vers la forêt. Ils ne craignaient donc plus rien ? Un autre pantin vint lui taper sur l'épaule en lui murmurant quelque chose qu'il ne comprit pas bien. Apparemment, il lui faisait signe de le suivre dehors. Personne ne semblait plus nourrir la moindre méfiance.

À l'instant où il franchissait le seuil de la ville, il fut pris d'un remords, et eut envie d'emmener avec lui l'un de ceux qui, comme le bourgmestre ou le meunier, s'étaient déjà complètement changés en mannequins de bois, et restaient tristement assis au pied des remparts, désormais incapables de bouger. Il y avait visiblement quelque chose d'important à découvrir dans la forêt, une grande nouveauté qui changeait tout mais ils n'étaient plus en état de se lever pour aller vérifier par eux-mêmes. Il essuya un regret, avant de suivre les autres dans les bois.

À en juger par le climat d'insouciance générale, on avait dû réussir, enfin, à tuer la Bête. Autour de lui, les pantins guillerets trottaient sous le feuillage luxuriant des vieux chênes, flottant même parfois avec des mouvements de bulles, et lui-même se sentait pétiller, dans les jambes, une vitalité inhabituelle. Après quelques détours, ils arrivèrent dans une clairière gorgée de soleil. Au milieu gisait une énorme masse morte, que Lucien prit d'abord pour le cadavre d'un sanglier disproportionné, avant de s'apercevoir qu'il s'agissait simplement d'un tronc d'arbre abattu. A voir les pantins danser dans la clairière, il fut pris d'une subite envie de rire. Voilà donc ce dont, pendant toutes ces années, ils avaient tous eu si peur : un bête tronc d'arbre ! La Bête n'était qu'un tronc mort !

Le bourdonnement d'une guêpe près de son oreille le réveilla en sursaut. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Quelle heure était-il ? Il sortit en trébuchant pour aller consulter le cadran solaire, sur la place. Encore ce rêve idiot du tronc d'arbre, pensa-t-il ? Mais il ne pouvait plus se permettre de dormir aussi longtemps dans la matinée. Plus maintenant.

La nuit avait été calme. Une fois de plus, la magie des lueurs d'Ormantes avait opéré. Mais puisqu'elles n'étaient qu'une pâle imitation de la lumière du jour, et que celle-ci ne suffisait plus à contenir la Bête, combien de temps la mascarade pourrait-elle encore durer ?

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant