LA MORT DE L'ONCLE ANATOLE (partie 6)

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Quand j'ai rejoint les autres au salon, l'Oncle était occupé à leur tartiner, pour le dessert, une autre des ses histoires cent fois rebattues.

« ... car il ne leur restait rien d'autre à affronter. On peut dire qu'ils avaient déjà tout fait, et relevé tous les défis qu'il y avait à relever en leur temps. Ils avaient retrouvé toutes les cités perdues, vaincu les adversaires les plus fabuleux, et emporté dans leurs besaces les trésors les plus secrets. Tel Alexandre voyant l'étendue de son empire, ils pleurèrent car il ne leur restait plus de monde à conquérir. Aux yeux de tous, leur époustouflante carrière touchait vraisemblablement à sa fin. Mais les Quatre Aventuriers n'avaient pas dit leur dernier mot. Il y avait encore une chose à faire, une dernière aventure à tenter, une aventure si noire et terrifiante qu'il ne s'était trouvé aucun héros, à part Lancelot peut-être, avant eux pour la risquer. C'est ainsi qu'un matin à l'aube, ils partirent à la recherche de leur propre tombe. Et ils ont cherché partout : dans le désert, sur les montagnes, par les forêts profondes et au cœur des cavernes les plus sombres. En vain. Ils gravirent les pics les plus imprenables et descendirent dans des gouffres sans fond, sans plus de succès. Pourtant, comme tous les grands héros, ils savaient qu'ils avaient lentement construit leur tombe au fil de leurs aventures, tout comme leur légende, et qu'elle les attendait quelque part, tapie au creux d'un détour secret du monde. Après avoir fait deux ou trois fois le tour de la planète, ils résolurent de la chercher dans le seul endroit qu'ils n'eussent pas encore exploré : sous la surface des océans ! Mais ils étaient loin de se douter, en s'embarquant sur leur rafiot de malheur...

— On sait, mon Oncle, ils ont disparu en pleine mer, sans laisser la moindre trace.

— Ce qui ne vous a pas empêché d'aller chercher leur tombe, on ne sait pourquoi, au beau milieu du désert. Vous nous avez déjà raconté tout ça un million de fois ! »

A cela, l'Oncle n'a pas su quoi répondre, ce qui m'a étonnée. En temps normal, il aurait balayé nos remarques d'un revers de main, mais voici qu'il nous opposait un visage curieusement absent, comme vide d'expression. Après un silence mal défini, il a fini par bredouiller quelque chose au sujet d'affaires à régler, et nous a suggéré de monter nous coucher. Nous ne nous sommes pas fait prier.

Les bruits de lutte répétés qui se sont fait entendre dans le salon par la suite, ont encore une fois mis nos nerfs à rude épreuve, mais mes parents avaient décidé de les ignorer, ce soir-là, dans l'espoir qu'ils s'estomperaient assez vite. Fort heureusement ils ont eu raison, et vers dix heures du soir, la bataille du rez-de-chaussée avait pris fin. Nous nous sommes endormis d'un sommeil nerveux, hanté de présences lugubres et d'absences non moins menaçantes.

Il devait être deux ou trois heures du matin quand je me suis réveillée, à demi morte de soif. Je n'avais pratiquement rien bu de la journée. Les robinets de la salle de bains ne marchaient plus, ce qui ne m'a surprise qu'à moitié. Et je me doutais aussi qu'en descendant me servir un verre d'eau à la cuisine, j'allais au-devant de nouvelles visions cauchemardesques. Aussi, en passant devant la porte grande ouverte du salon, où des lumières brillaient encore, j'ai décidé de fermer les yeux.

Mais une fois dans la cuisine, la tentation était trop forte. Quelqu'un ou quelque chose semblait marmonner, ou fredonner discrètement au salon, et c'est sans doute poussée par une espèce de fascination morbide, plus que par curiosité, que j'ai fini par risquer un regard sur le cercueil de l'Oncle.

Il était grand ouvert, comme la porte, et vide, comme il fallait s'y attendre. Sous la lumière crue de la lampe électrique, j'ai d'abord cru que le salon était désert. Puis j'ai remarqué la tête de l'Oncle, posée sur le buffet, parmi les bibelots. Elle portait encore cette expression vacante qui l'avait saisi après le dîner. Elle avait les yeux fixés sur moi, mais ne semblait pas me voir. Tétanisée, incapable même de reculer, j'ai finalement réussi à tourner lentement vers la gauche, en direction de ce bourdonnement qui m'avait intriguée dans la cuisine, et j'ai vu arriver vers moi, en sourdine et comme au ralenti, le reste de l'Oncle, c'est-à-dire son corps obèse et acéphale, qui tournait sur lui-même, encore et encore, menaçant de tomber à chaque pas, à la manière d'un cadavre de baleine s'essayant à une valse grotesque sur une plage abandonnée.

C'est le bruit de mon verre à demi plein éclatant sur le sol qui m'a arrachée à ma paralysie. J'ai filé dans ma chambre sans demander mon reste.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant