L'Oncle s'efforçait de donner le change en remettant sur le tapis l'une de ses histoires préférées, celle de la disparition d'un de ses amis célèbres :
« On n'a jamais su le fin mot de l'histoire, figurez-vous, mais j'ai ma théorie là-dessus. Naturellement, quand ce vieux Phil a eu vent de cette histoire de tour suspendue dans le Somerset, il n'a pas pu s'empêcher d'aller y voir par lui-même. Il avait toujours eu le goût des lieux énigmatiques et impossibles, presque autant que moi à vrai dire, et il en avait fait de longue date sa spécialité. Ha ! Pas étonnant que cette fripouille d'Anglais et moi ayons vécu tant d'aventures ensemble ! Peut-être que si j'avais été avec lui, cette fois-là... enfin bref, lorsqu'il a débarqué dans le Somerset – sous la pluie, comme de rigueur – il a perdu plusieurs jours en vaines recherches, les autochtones n'ayant pas l'air au courant de l'existence de cette fameuse tour.
Sans doute lui mentaient-ils, les bougres, car d'après le peu qu'il en savait, la Tour Suspendue avait assez mauvaise réputation : on parlait d'une sourde malédiction, d'une bête étrange et de disparitions inexpliquées. Toute une tripotée d'aventuriers de bazar avait précédé notre bon Phil sur les lieux, et aucun n'en était revenu. Mais Phil Alexanders était un homme méthodique, c'était même la caractéristique qui l'avait rendu célèbre – et aussi, j'en conviens, celle qui nous différenciait ! La Tour était en effet suspendue à environ un mètre au-dessus du sol, et flottait dans l'espace, en lévitation pour ainsi dire, sans présenter la moindre trace d'ouverture, porte, fenêtre ou fissure. Il était donc venu solidement équipé : quarante mètres de corde, grappin et piolet, carabine à plombs et chaussures à crampons.
La Tour n'avait pas plus d'une trentaine de mètres de hauteur. L'ascension était l'affaire d'un bon quart d'heure, mais tandis qu'il escaladait la paroi de curieux bruits, comme des gémissements ou des appels étouffés, se sont mis à résonner depuis l'intérieur de la Tour, derrière les murs. Il y avait donc quelqu'un là-dedans ! Et pourtant, de bas en haut, pas la moindre faille, pas la plus petite ouverture qui aurait permis d'entrer. Notre bon Phil, tout à son honneur d'Anglais, ne pouvait tourner les talons et abandonner un malheureux, peut-être même plusieurs, dans cette sinistre prison – car s'il était parfois un peu guindé, il faut le reconnaître, notre ami avait le cœur noble. Il a donc poursuivi son escalade, prévoyant d'entrer dans la Tour en passant par son seul point faible : la toiture en ardoise. Seulement, à mesure qu'il s'approchait du sommet, d'autres bruits commençaient à se faire entendre, des cris étranges, comme des hurlements qui, il s'en rendait bien compte à présent, n'avaient rien d'humain. Et l'ombre difforme qu'il voyait maintenant planer au-dessus de sa tête n'était pas pour le rassurer.
Se rappelant les rumeurs de bête, il a empoigné la crosse de la carabine qu'il portait en bandoulière, et gravi les derniers mètres avec la plus grande circonspection. En arrivant sur le toit, cependant, il n'a rien trouvé. Après s'être assuré qu'il était bien seul, il s'est attaqué à la toiture à coups de piolet. A chaque coup, sous les ardoises qui volaient en éclat, les appels se faisaient un peu plus sonores, un peu plus clairs. Bientôt, il aurait délivré le ou les prisonniers, et percé le secret de la Tour ! Mais tout à coup, juste au moment où il va enfin ouvrir une brèche assez grande pour s'y frayer un passage, quelque chose de massif le percute entre les épaules, faisant basculer sa carabine par-dessus le rebord. Se rattrapant de justesse sur la corniche, notre vaillant Anglais se campe immédiatement sur ses deux pieds, piolet à la main, prêt à en découdre avec ce qui vient de le bousculer si grossièrement. Mais lorsqu'il lève les yeux sur l'énorme volatile noir, avec ses ailes de chauve-souris, qui se précipite sur lui... —
— Mon Oncle, d'où viennent ces trous dans le plancher ?
Un court silence gêné.
— Ne fais pas attention à ça, ma petite. Je suis en travaux, ces temps-ci... »
Suite à cela, j'ai eu la permission d'aller me promener au jardin en attendant l'heure du dîner. L'occasion était plus que bienvenue, car l'atmosphère du salon et de cette fin d'après-midi étrange commençait sérieusement à me peser.
Toute cette histoire sentait mauvais. L'Oncle nous en avait déjà raconté de belles au fil des ans, mais cette affaire de mort non avenue avait quelque chose de plus outré, de plus scandaleux encore que ses frasques précédentes. Était-ce simplement une autre de ses farces grotesques ? Quel agrément pouvait-il bien trouver à faire ce genre de canular ? Et pour la première fois depuis toutes ces années, je me suis demandé qui était vraiment l'Oncle Anatole. Àmes yeux, il avait toujours fait partie du décor familial, il avait toujours flotté aux alentours, comme une évidence que je n'avais jamais eu l'idée de remettre en question. Je m'étais longtemps laissé prendre à ses histoires puis, une fois un peu plus âgée, j'avais appris à ne plus trop y croire, et à les accepter tout bonnement comme un élément indissociable de sa personnalité. Mais cette après-midi-là, tandis que je remuais à l'aide d'une branche les eaux saumâtres de sa vieille piscine en plein air, je me suis demandé d'où il sortait toutes ces calembredaines, et pourquoi il éprouvait le besoin de les raconter. Qu'est-ce qui le poussait à nous mentir ainsi ? Qu'est-ce que sa vie véritable pouvait avoir de si amer, pour qu'il se soit senti obligé de s'en inventer une autre aussi invraisemblable ?
J'avais toujours beaucoup aimé la piscine de l'Oncle, avec ses copeaux de verre coloré qui scintillaient, incrustés au fond du bassin, et qu'à l'âge de quatre ans je prenais pour de vrais joyaux. « Bien sûr que ce sont des vrais, insistait-il, je les ai ramenés d'une expédition dans le désert, au temps où on cherchait la Tombe des Quatre Aventuriers – ou alors non, peut-être que je les ai trouvés dans la Caverne des Sept Dormants. » Et ce soir-là, penchée au bord du bassin, j'ai dû plisser les yeux pour les revoir sous le tapis de feuilles mortes qui sommeillaient au fond des eaux troubles.
Au dîner, l'Oncle a continué ses élucubrations sans avoir l'air de remarquer les coups d'œil inquiets que se lançaient mes parents entre ses phrases précipitées. Car l'Oncle allait beaucoup plus vite que d'habitude, pour tout, bafouillant, cassant des verres, se cognant aux meubles et aux chambranles des portes, comme s'il était pressé. Visiblement, quelque chose le taraudait, mais il se refusait obstinément à aborder le sujet, préférant comme toujours se perdre en digressions ineptes qu'il espérait captivantes.
Luttant pour maîtriser nos nerfs, nous avons réussi à faire bonne figure jusqu'au moment où, sans crier gare, un bras livide aux veines saillantes pulvérise le plancher sous la table pour le saisir à la jambe. Nous avons tous reculé d'un bond, épouvantés. Devant nous, deux, puis trois autres bras cadavéreux ont surgi à travers les planches de bois pour empoigner l'Oncle et l'entraîner sous terre. A peine surpris, il s'est brusquement arraché à son siège pour leur faire lâcher prise, avant de contre-attaquer à grand renfort de coups de pied et de bris de vaisselle. Il est finalement parvenu à repousser leurs assauts et, en renversant la table sur eux, à leur faire regagner leurs ténébreux sous-sols.
« Ne vous en faites pas. C'est un peu spectaculaire, je sais, mais vous n'avez rien à craindre. Ce n'est pas après vous qu'ils en ont. »
Formidable. Voilà qui avait de quoi nous rassurer.
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Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...