LE SURSIS (partie 1)

106 21 130
                                    

"Aquì empieza la selva, me dit mon chauffeur en descendant de voiture.

– Je croyais qu'on était déjà dans la forêt depuis deux bonnes heures.

– Non, monsieur. La vraie forêt commence où les routes finissent. »

Il faut dire que je m'attendais à tout lorsque le taxi m'a déposé au bout de cette sente fangeuse au milieu des broussailles. J'avais eu la chance de dégotter un chauffeur hispanophone, ce qui n'était en soi pas une mince affaire, car dans la région où je me rendais, située au confluent du Brésil, de la Palombie et du Costaguana, les autochtones parlaient un difficile mélange d'espagnol, de portugais et de divers dialectes indigènes, face auquel mes quelques rudiments ibériques ne m'étaient pas d'un grand secours. Toutefois, aussi loquace et convivial fût-il pendant le trajet, il refusa catégoriquement de m'accompagner lorsque je dus m'enfoncer dans l'épais massif tropical, disant préférer veiller sur le véhicule, parce qu'avec tous ces rebelles et ces contras dans les parages, on ne savait jamais ce qui pouvait arriver. Je me lançai donc en solitaire dans l'exploration de ce petit coin d'enfer où, dans l'air plus épais et humide encore que les feuillages, le simple fait de lever un bras pour écarter une branche m'épuisait autant qu'une demi-heure de gymnase. Ouest-sud-ouest, c'est ce que me disait ma boussole, la direction dans laquelle se trouvait théoriquement la cabane de mon grand-père.

À vrai dire, je n'étais toujours pas certain, à ce stade, qu'il s'agît bien de mon grand-père. Quand j'avais reçu la carte postale, six mois plus tôt, j'avais d'abord cru à un canular. Mon grand-père était mort depuis bientôt vingt-sept ans. Les derniers souvenirs que je gardais de lui, c'est-à-dire sa maladie et son enterrement, remontaient quasiment à mon adolescence. Qui plus est, rien, sur la carte même, ne me garantissait qu'il en était bien l'expéditeur : ni photo, ni message véritablement personnel, juste l'image d'un coucher de soleil sur une plage quelconque, qui tenait autant des côtes sud-américaines que d'une trentaine d'autres régions possibles à la surface du globe, et au verso quelques formules banales, une sorte d'adresse fantaisiste, et ce qui pouvait s'interpréter comme une invitation à venir le voir. Le tracé erratique des lettres ne rappelait que de loin en loin, dans la courbe de telle ou telle majuscule ou le jeté de tel accent, l'écriture que j'avais connue. Il m'avait fallu engager des moyens considérables pour en authentifier la provenance, et mon détective privé m'avait déjà assez confortablement installé sur le chemin de ma propre ruine le jour où il m'a enfin donné confirmation qu'un homme vivait bel et bien à l'adresse indiquée, dans les profondeurs de la forêt amazonienne, et que son signalement se rapprochait de celui de mon grand-père.

Et voilà que je me retrouvais à l'autre bout de la Terre, sous cette canopée ténébreuse que fendaient çà et là de petits bras de soleil compacts, presque solides, et que je cherchais à tâtons parmi les plantes tropicales le repaire de cet homme qui pouvait bien n'être, après tout, qu'un imposteur. Il n'y avait aucune raison de penser qu'il pût en être autrement, et pourtant quelque chose dans cette carte fantoche m'avait remué jusqu'aux tréfonds, quelque chose comme une moquerie tellement outrancière qu'on ne peut la laisser sans réponse, quelque chose comme une terrible tentation.

Et si c'était lui ? me demandais-je en entendant craquer sous ma semelle quelque chose qui avait pu être vivant. Il aurait bien cent huit, cent neuf ans, si c'était le cas. Comment aurait-il pu survivre si longtemps dans un pareil endroit, lui que les médecins avaient décrété incurable un quart de siècle auparavant ? Pourquoi nous l'avoir caché toutes ces années, à nous qui aurions tout donné pour le revoir ? Une termitière de questions dont j'étais de moins en moins sûr de vouloir les réponses venait d'éclore sous mon crâne, et je commençais à espérer malgré moi, tandis que je progressais dans l'ombre des hévéas, que la fameuse cabane que je cherchais n'apparaîtrait jamais, que j'aurais l'immense soulagement d'être déçu, de rentrer chez moi bredouille, victime d'un manipulateur aux abonnés absents.

La cabane était, dans l'ensemble, telle que je l'avais fantasmée durant les nuits fébriles qui avaient agrémenté mon voyage, à un détail près : elle était bancale, montée sur pilotis, et surplombait un marécage d'où s'élevaient des nuées de moustiques si denses qu'elles troublaient la vue. Comme j'hésitais à franchir cette barrière grouillante, je vis sortir sur ce qui tenait lieu de porche une jeune femme aux longs cheveux châtains, très belle, coiffée d'un chapeau de paille et simplement vêtue d'une robe bleu turquoise, beaucoup trop courte pour ne pas faire de ses jambes des cibles idéales aux yeux des insectes assoiffés de sang (et aux miens également). Je ne lui aurais guère donné plus de vingt-deux ans. Trempé de sueur, et quelque peu gêné par mon apparence générale, je constatai avec un réconfort vaguement coupable la présence de petites taches sombres sur le tissu de sa robe, au niveau des aisselles et du dos, montrant qu'elle souffrait de la chaleur autant que moi et que, par conséquent, elle se montrerait sans doute indulgente. Elle traversa le rideau de petits prédateurs volants sans en paraître incommodée et vint à ma rencontre. Naturellement, elle parlait ce sabir polycéphale auquel je ne comprenais goutte, et à ce qu'elle me dit alors, je ne pus répondre que par une courte phrase, prononcée sur le ton d'une question :

« Vengo a ver al anciano. »

Elle eut l'air de comprendre et, d'un geste, m'enjoignit de la suivre dans la baraque aux allures de grande araignée de mer embourbée. Il va de soi que, n'étant pas immunisé comme elle contre les piqûres des cerbères miniatures, le passage me coûta un lourd tribut de démangeaisons et d'hémoglobine. Un bref coup d'œil dans la pénombre à l'intérieur me suffit pour comprendre que je venais de mettre un pied dans l'abîme.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant