1er Juin
Des orages étaient annoncés pour l'après-midi ; le docteur m'avait déconseillé de sortir, mais je n'en démords pas : j'irai à Carnevie, bon sang ! Bien sûr que je n'ai rien dit aux autres, car s'ils prenaient eux aussi les jumelles et qu'ils ne le voyaient pas, ils me croiraient fou, et iraient raconter que je n'ai pas tenu le coup, que je n'ai pas réussi la cure, que je rebois !
Après la session de groupe, ce matin, je me suis lancé pour la énième fois sur la route de ce maudit village, sans vraiment trop y croire. J'ai emprunté le seul chemin que je n'avais pas encore essayé, un peu avant la falaise. Celui-là m'a conduit dans le vallon broussailleux où j'avais vu le pont en ruine et l'infranchissable mer de ronces, mais se prolongeait, comme par magie, en un étroit corridor au bout duquel s'écartaient les masses épineuses. J'ai donc pu traverser les ronces, grâce à cet étrange sauf-conduit que Moïse n'aurait pas renié, et faire une avancée décisive vers Carnevie. Au-delà du vallon, un (autre) petit bosquet m'a fait déboucher sur un sentier terreux qui menait à un immense champ de blé.
Et là, tout s'estompe. Plus rien. Du jaune, ce jaune que j'ai tant cherché à éviter, un jaune intense et plat sur des centaines et des centaines de mètres, jusqu'à la colline de Carnevie, à l'horizon, maintenant plus grande, plus proche. Rien ne m'en séparait plus que cette vaste lagune jaune. Et la densité du jaune m'a soudain fait prendre conscience de la noirceur menaçante de nuages qui s'amoncelaient depuis plusieurs minutes déjà au-dessus du champ. Quelques corbeaux fatigués et inquiets quittaient mollement leur tapis de blé avant que n'arrive la tempête. Je crois que, pendant deux ou trois secondes, j'ai cherché l'arc-en-ciel. Alors! Alors, je n'allais pas encore une fois m'arrêter si près du but ! Je me suis élancé à travers les hautes touffes d'or, avec l'énergie du faucheur ayant oublié sa faux. Et j'étais parvenu à m'enfoncer de deux cents mètres au moins dans le champ lorsqu'il s'est mis à pleuvoir à torrents. Le docteur m'avait bien dit de ne pas sortir. Pendant quelques minutes encore, je me suis obstiné sous le déluge, jusqu'à m'apercevoir d'un seul coup que j'étais trempé jusqu'aux os. Comme je risquais vraiment d'attraper la mort sous cette pluie glaciale, je me suis résigné à revenir en arrière; tout en me frayant un passage entre les blés opiniâtres, je sentais la pluie me pénétrer comme une éponge, comme si ma peau et ma chair n'avaient été qu'une couche de mousse poreuse et perméable enroulée autour de mes os. J'étais littéralement traversé.
Une fois ressorti du champ, mes jambes m'ont lâché : on aurait dit que la pluie passant à travers moi drainait toute ma force et l'entraînait avec elle dans la terre sous mes pieds. Il semblait y avoir encore du jaune dans l'eau qui noyait mes yeux, mais lorsque je me suis retourné vers le champ, ce n'était plus qu'une immense tache grise et informe. La noirceur était descendue; les couleurs s'étaient confondues.
Aveuglé par la vase ocre qui m'envahissait les paupières, je titubais au hasard à la périphérie du champ, fâché et tétanisé. Je n'aurais pas pu aller bien loin si, par une chance un peu mystérieuse, je n'avais pas échoué sur une route goudronnée que je ne m'attendais pas à trouver là. Juste avant de m'effondrer, j'ai pu apercevoir les phares d'une voiture, et rassembler assez d'énergie pour faire un signe.
La jeune femme qui était au volant — Ambre, s'appelait-elle — m'a pris pour un auto-stoppeur, et m'a laissé m'installer, comme une flaque vivante, à côté d'elle. Elle était charmante, et ressemblait un peu à Isabelle. Elle a accepté de me ramener au sanatorium, et je crois que j'ai dû m'endormir pendant qu'elle me parlait, car j'étais lessivé, et il faisait une chaleur douillette dans l'habitacle, et le repose-tête avait des allures d'oreiller. Entre deux sommeils, elle m'a demandé ce que je faisais dans la région : je lui ai dit que je cherchais à rejoindre Carnevie, qu'on m'avait conseillé d'y aller par quatre chemins, que je les avais tous essayés, et que je devais à tout prix voir le capitaine (j'étais un peu fiévreux, je pense). Elle s'est mise à rire ; j'étais trop faiblement conscient de ce qui se passait pour comprendre ou même me fâcher.
« Quatre Chemins ? C'est juste derrière nous, j'en viens justement. C'est bien sur la route de Carnevie, en voiture. Demain, je pourrai vous y emmener, si vous voulez. C'est à cinq minutes de route. »
Tout ce chemin, tous ces chemins pour un bête petit patelin perdu dans les champs ! Un village, et c'était tout ! Aucun autre chemin ne menait à Carnevie, puisqu'ils mènent tous à Rome ! J'aurais dû me renseigner auprès du docteur, avant de partir à l'aveuglette. Quel imbécile j'ai été !
Elle m'a déposé à la porte du sanatorium, sous une pluie battante, et je crois qu'elle savait pourquoi j'étais là. Elle reviendra me chercher demain soir, après son travail, et me conduira à Carnevie en passant par Quatre Chemins. De retour dans ma chambre, j'ai de nouveau guetté le capitaine, sans réussir à le voir nettement. Il y avait une tache sombre sur le clocher, qui s'évanouissait et reparaissait entre deux rideaux de pluie.
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Petits Démons et Fantômes Familiers
KurzgeschichtenOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...