La cinquième bulle est à l'intérieur de toi.
Dans la cinquième bulle, j'entends une voix qui me parle, qui te parle aussi. Ce sont mes propres mots que j'entends résonner, et pourtant c'est ta voix que je crois reconnaître. Ou est-ce la mienne, déguisée en toi ? Tu ne l'entends qu'à moitié, tandis que tu ralentis et t'arrêtes sur le bas-côté pour proposer à cette jeune femme de la raccompagner jusqu'à son hôtel. Elle monte dans la voiture. Et tandis que tu lui demandes ce qu'elle a pensé de la conférence, et que tu lui expliques ton point de vue, cette voix qui est peut-être la mienne ou une autre tonalité de la tienne vient doucement parasiter tes propos et les siens, comme une bruine sinueuse à l'arrière de tes pensées. Un peu plus tard, dans la chambre, je me demande si c'est la première fois que tu la vois, qu'elle se déshabille devant toi, et la voix me suggère que vous vous connaissez déjà depuis longtemps. Vous vous voyez chaque fois qu'elle vient en ville, pour assister à telle ou à telle conférence, tous les deux ou trois mois, et cela semble lui suffire. Oui, elle est visiblement heureuse, elle n'a pas besoin de toi tous les jours, pas comme moi, mais c'est justement cela qui te séduit en elle, je le sens, car la cinquième bulle est en toi, et elle ne me cache rien.
Elle ne me cache pas non plus que tu vois d'autres femmes, et très vite nous passons à une vaste salle obscure, où personne, dans la pénombre, ne peut te voir, à part moi. Et cette jeune fille (une fille, cette fois !) serre ta main dans la sienne, à demi captivée par ce film que nous avons déjà vu ensemble, deux semaines auparavant, et que tu avais alors détesté. Tu avais jugée si mauvaise cette scène où les deux agents secrets, un homme et une femme, se poursuivent dans la gare et se rendent compte, en tombant nez à nez, qu'ils se sont déjà rencontrés, et qu'ils étaient alors tombés amoureux, sans se douter, à cette époque, du véritable métier qu'exerçait l'autre. Et tandis que le train dans lequel la femme devait embarquer démarre à grand bruit sans elle, ils se regardent longuement, tous les deux, conscients de s'être trahis mutuellement d'une certaine manière, et se demandent ce qu'ils vont faire. Mais tu n'éprouves aucune sympathie pour eux, l'intrigue ne tient pas debout. Tu te demandes plutôt si tu vas oser passer ton bras autour de son épaule, en essayant de ne pas trop te rappeler que tu t'es posé la même question, il y a des années, les premières fois que tu m'as emmenée au cinéma.
Dans la cinquième bulle, tu as sept ans, et tu es en train de nager dans un tunnel verdâtre, qui sert de passage entre les bassins intérieur et extérieur de la piscine municipale. Il pleut à torrents dehors cet après-midi, et tous les enfants restent bien sagement à l'intérieur, où la température est à vingt-cinq degrés, et où ils ne risquent pas d'attraper la mort. Bien que tes parents t'aient interdit de quitter le bassin intérieur, dès qu'ils ont eu le dos tourné tu t'es faufilé vers le tunnel, et voici que tu débouches dehors, sous un rideau de pluie froide dans un bassin désert. Autour de toi les minuscules gouttelettes s'abattent par millions et rebondissent une fois à la surface avant de se fondre pour de bon dans l'eau chlorée du bassin, et tu t'avances, calme et serein, dans toute la majesté magique de tes sept ans, vers l'extrémité de cette zone à ciel ouvert où ne se trouve aucun autre nageur. A vue de nez, la piscine pourrait tout aussi bien être fermée depuis des années, et tu en serais alors l'unique visiteur, l'unique propriétaire, l'ultime fantôme. Dernier vestige autorisé à faire quelques longueurs dans le bassin mort, avant qu'il ne retourne définitivement au néant, après des années de bons et loyaux services à tous les enfants de la ville. Est-ce à cela que tu penses, alors que tu te hisses hors du bassin et grelottes quelques instants sous l'averse glaciale, avant de replonger de toutes tes forces sous la surface de l'eau tiède ?
Oh, tu faisais des rêves magnifiques, du haut de tes sept ans, l'air de rien, à moins que ce ne soient les miens, oui, les miens qui viennent se mêler à cette rediffusion de tes souvenirs. Ou n'était-ce pas plutôt le plaisir rare et un peu défendu de nager dans les deux mondes à la fois, le corps immergé dans l'eau chauffée depuis le bassin intérieur, la tête et les épaules à l'air libre, goûtant la pluie cinglante à laquelle les autres enfants n'avaient pas droit ? Voilà peut-être ton secret le plus essentiel, celui que j'ai toujours senti en toi sans oser le formuler trop solidement, ce secret qui fait de toi ce que tu es et que j'ai toujours eu peur d'affronter pour de bon : ce besoin d'être à la fois dans l'eau et hors de l'eau, d'être ici et là-bas, de goûter en une même fois le meilleur des deux mondes. Toute ta vie, il te faudrait avoir deux mondes à la fois, et circuler librement de l'un à l'autre, à ta guise, et bien que je l'aie toujours su (car je te connais mieux que personne), je n'ai jamais voulu le voir. Peut-être que si je ne m'étais pas déguisé la vérité, si je ne m'étais pas menti dans l'espoir d'être heureuse sur ta nature profonde, peut-être qu'alors j'aurais eu la force de te dire non, dès le commencement, et nous n'en serions jamais arrivés là. Car il y a bien des gens comme toi, qui rêvent toujours d'être à la fois ici et ailleurs, d'aimer celle-ci et celle-là, sans qu'une chose puisse nuire à l'autre. Sans contradiction. Ce n'est pas un mal en soi, même si c'est cela qui nous a amenés ici. Et je sais qu'il y a aussi bien des gens comme moi, qui plutôt que de vivre dans deux mondes à la fois choisissent d'endurer les souffrances d'un seul, en espérant qu'un beau jour il se transformera en un autre monde plus juste et plus beau. Des chenilles qui se déguisent en papillons, dans l'espoir qu'un jour il leur poussera de véritables ailes. Est-ce tellement idiot, après tout ? Est-ce un mal ?
Est-ce à cela que tu penses, lorsque tu arraches ta main de la sienne, bredouilles un semblant d'excuse, et sors précipitamment du cinéma ? C'est drôle, dans ces moments où tu n'étais pas là, jamais je ne t'avais imaginé en train de reculer devant tes conquêtes, de ne pas aller jusqu'au bout. Peut-être t'ai-je surestimé. Ou sous-estimé. Dans la cinquième bulle, je sens monter comme une aigreur qui me prend à la gorge, et je ne sais pas ce que c'est. Est-ce du remords, est-ce un aiguillon de culpabilité qui te fait revenir vers moi, sans crier gare ? Ce nœud dans l'estomac, est-ce une angoisse, la crainte que je ne découvre la vérité, que je ne te quitte, ou que je ne te tue, comme j'ai fini par le faire ? Pourquoi te faire tant de souci ? Avais-tu tellement besoin de moi ? Etais-je aussi indispensable qu'elles, dis-moi ? Etais-je l'eau tiède, ou la pluie glaciale ?
Dans la cinquième bulle, allongé dans le lit près de moi, tu es en train de faire un terrible cauchemar. Tu ouvres les yeux tout à coup, et tu t'aperçois que tu es seul dans la chambre. Où suis-je ? Peut-être suis-je simplement descendue aux toilettes, ou prendre un verre d'eau dans la cuisine, mais quelque chose te dit que cette fois, ce n'est pas si simple. Tu essaies tous les interrupteurs mais, comme à chaque fois que tu fais un cauchemar, les lumières refusent de s'allumer. Te voilà fixé, reste à me retrouver, si je suis encore dans la maison. Tu avances à tâtons en te cognant contre les murs et contre les coins des meubles, jusqu'à la porte de la chambre, que tu ouvres. Personne ! Tu entends comme des murmures qui montent de toute la maison, et pourtant tu sens qu'étrangement il n'y a personne autour de toi. Tu t'engages dans le couloir, mais à la place de l'escalier il y a une porte. Peut-être suis-je juste derrière, et tu chuchotes mon nom, mais tu n'oses pas m'appeler à voix haute, tant l'idée d'offenser ces murmures inquiétants t'effraie. Tu ouvres lentement la porte, qui ne grince pas : personne. A l'intérieur, tu trouves une autre chambre, qui n'est pas là en temps normal, une chambre qui ressemble à la nôtre, mais un peu plus en désordre, avec plusieurs objets que tu n'as pas vus depuis longtemps : un vieux miroir que j'ai cassé il y a des années, une pendule que tu m'as offerte pour notre anniversaire, il y a cinq ans, et qui s'est brisée en tombant du mur du salon quelques semaines plus tard, et d'autres choses encore, comme arrachées un moment au vide où elles s'étaient perdues.
Dans cette chambre qui ressemble à la nôtre tu me cherches et ne me trouves pas, mais tu trouves d'autres portes, qui ne sont pas là en temps normal (notre chambre n'a qu'une porte). Tu les ouvres une à une, et murmures mon nom dans chaque chambre, sans oser élever la voix, mais tu ne me trouves pas. Et dans chaque chambre notre chambre se dissout davantage, s'effondre sur elle-même et se mue en débarras où s'entasse un bric-à-brac toujours plus abondant d'objets disparus. Tu retrouves de vieux peignes que j'ai jetés depuis longtemps, de vieilles photos que nous avons perdues dans nos déménagements, des jupes miteuses que j'ai cessé de porter il y a des lustres, des bagues et des bracelets que des cambrioleurs nous ont volés il y a quatre ans. Tu te précipites de chambre en chambre, toujours plus loin, sans jamais arriver à sortir de la maison, et tout en fouillant dans ces montagnes d'objets qui te rappellent ma présence perdue, tu sens que les murmures autour de toi, qui n'ont pas cessé, s'efforcent de te dire quelque chose d'important. Tandis que tu plonges les mains dans ces vieilles robes et ces bibelots datés qui m'ont appartenu, il te vient peu à peu l'idée que si tu ne me trouves pas parmi ces objets pourtant si proches de moi, c'est peut-être parce qu'au fil de nos années ensemble, par la force de l'habitude, pour toi je suis devenue ces objets, ces images et ces souvenirs. Brusquement tu te sens terriblement coupable, car tu te dis que c'est mal, que tu n'as pas pu me réduire à cela, et tu me cherches de plus belle, persuadé que je suis quelque part dans la maison, que je suis plus que la somme de mes objets, et qu'il n'est pas encore trop tard.
Tu as peut-être raison. Oui, peut-être suis-je encore autre chose que la somme de mes objets. Peut-être suis-je l'un d'entre eux en particulier. Qui sait ? Cherche encore. Cherche bien.
Dans la cinquième bulle je file et reviens avec toi dans ton cauchemar où je te manque, et nous revivons ensemble tous les moments les plus heureux et les plus pénibles de ton existence, toujours intercalaires, toujours pris entre deux eaux. Je ne pensais pas que tu me cherchais avec un tel acharnement, la nuit. Je croyais ton sommeil paisible et insolent, chargé de parfums, de soupirs et d'abandons qui n'étaient pas les miens. Et alors même que les montagnes de bibelots que tu ravages en pleurant se résolvent en cendre, ou peut-être en sable, je sens que je te manque terriblement, et que tu as quelque chose d'important à me dire, mais déjà les couleurs changent, et tu n'es plus qu'une flaque, qu'une tache mêlée au gris poussière du débarras qui se fond en nuage...
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Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...