QUATRE CHEMINS (partie 2)

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28 Mai

Premiers pas dans la cambrousse. Pas très concluants. Il faut dire que je suis plutôt un citadin, mes plus longs trajets se faisaient en centre ville, entre le boulot et le bistrot du coin. Du coup, on est vite essoufflé (le docteur me dit que ce sont les séquelles du coma éthylique —sacrées séquelles, pour un petit roupillon de deux jours). Un soleil radieux, pourtant. Beaucoup de bonne humeur partout, dans tous ces brins d'herbe, ces arbres, ces papillons, ces pois de senteur qui n'ont jamais touché à un verre de leur vie. Quand ça va mal, ils attendent simplement que le soleil revienne. Ils en ont, de la patience.

Le docteur m'avait conseillé de suivre le sentier qui part de la route, à trois cents mètres du sanatorium, mais il faisait un sacré détour, alors au bout de quelques pas j'ai coupé à travers champs en direction du village. Il se profilait au loin —enfin, pas si loin que ça— sur sa colline, avec un petit rideau dense d'arbres brillants au bas de la pente. On aurait dit une toile de nylon vert pomme, mais intense, très intense. Tout semble avoir plus de couleur, ici. Ça me change du vert bouteille. Gardant le cap sur cette bande d'arbres et sur mon clocher, je me suis frayé un chemin dans le jaune touffu du champ de blé. Il y avait un champ de blé au bout de ma rue, quand j'étais petit. On allait souvent s'y camoufler pour faire peur aux corbeaux et discuter de choses sérieuses sans adultes pour nous rire au nez. La grande mare de jaune s'étendait en un étang, puis en un lac, et le champ menaçait de n'en plus finir lorsqu'un grand souffle blond et tiède s'est mis à balayer la campagne. Une longue vague dorée s'est élancée du fin fond (invisible) du champ pour faire onduler la foisonnante forêt d'épis alentour, et comme elle passait sur moi, les gerbes devant moi se sont écartées comme des algues au passage d'une baleine, découvrant un petit bonhomme en culottes courtes, haut comme trois pommes. Il était à quatre pattes sur le sol, une gerbe de blé aux lèvres, et semblait chercher quelque chose, ou parler à quelqu'un. En me voyant, il s'est redressé d'un seul coup, l'air gêné, comme si je l'avais surpris en train d'enterrer un trésor.

« Bonjour mon garçon, lui dis-je, qu'est-ce que tu fabriques tout seul au milieu des champs? »

Et vous ? me répond-il. L'idée d'une grande personne se trémoussant dans les hautes herbes ne m'avait pas paru bizarre jusque-là, mais les enfants ont l'œil pour repérer ce genre de choses. J'ai bien essayé de lui demander comment il s'appelait, où étaient ses parents, ses copains mais il valait mieux ne pas lui poser trop de questions, à celui-là, car il commençait déjà à bouder.

« Dis-moi, bonhomme, tu sais comment on fait pour aller jusqu'à Carnevie ? »

Suffit de passer par quatre chemins, qu'il me réplique! Et je me suis soudain rappelé pourquoi je n'aimais pas les mouflets en général.

« Et c'est par où, ça, mon garçon ? »

Le moutard, de plus en plus renfrogné, m'a donné quelques vagues indications, bougonnant qu'en gros, il fallait suivre le sentier que je venais de quitter. Là-dessus, il me fausse compagnie et disparaît dans l'épais mur de jaune qui s'étend devant moi jusqu'au loin. Dans la terre, à l'endroit où il se tenait à quatre pattes, un petit visage qu'il avait gravé avec ses doigts. Même perdus au cœur du pire des déserts ou sur la lune, les enfants trouvent toujours le moyen de ne pas être vraiment tout seuls. Résigné à garder le cap sur mon clocher, j'ai continué en ligne droite à travers le champ pendant plusieurs minutes, jusqu'à en atteindre finalement l'extrémité. Je n'allais pas retourner sur le sentier pour me taper tout le détour par je ne sais combien de petits villages paumés pour arriver à Carnevie au coucher du soleil!

Et pourtant, c'est ce que je vais devoir faire demain : en effet, une fois parvenu à l'orée de mon champ, en voici un deuxième qui commence, d'un jaune un peu plus sombre. Je nage de nouveau dans les flots de blé pendant un bout de temps, jusqu'à longer un petit bosquet de chênes. D'après ma boussole, Carnevie se trouvait droit au nord, en face de moi. Le soleil tapant, j'avais besoin de faire une petite pause, et je suis allé me réfugier à l'ombre de ces braves chênes qui n'attendaient qu'un invité. Assis sous l'un d'entre eux, je me suis dit qu'il s'agissait peut-être là de la fameuse rangée d'arbres vert pomme qui m'avait semblé, de loin, un rideau au pied de la colline. Sûrement un effet de la perspective puisque, de toute évidence, la colline était encore bien loin. Je me suis donc relevé pour traverser le rideau d'arbres et, une fois de l'autre côté, malédiction, plus de colline, ni de clocher! Je devais être désorienté par la chaleur (et puis, après trente jours passés à végéter au sanatorium, on est vite essoufflé), car la boussole indiquait toujours le nord droit devant. J'ai bien vite retrouvé ma colline, mais loin, très loin sur ma droite, presque derrière moi. J'avais donc fait fausse route ? J'avais pourtant gardé le clocher bien en vue jusqu'à mon entre dans le bosquet. M'étais-je assoupi à l'ombre des chênes sans m'en rendre compte ?

Il faut le croire, puisque près de trois heures s'étaient écoulées à ma montre depuis mon départ du sentier. Le soleil commençait à décliner, et je me sentais étrangement vidé. Avant de tourner les talons, cependant, j'ai ressorti la petite paire de jumelles du docteur pour jeter un œil sur mon clocher. Mon petit capitaine était toujours à son poste, fumant sa pipe sans discontinuer, tourné vers l'horizon, comme s'il regardait lui aussi quelque chose, ou quelqu'un, un autre capitaine sur un autre clocher. Bref, il ne m'attendait plus pour ce soir. Qu'à cela ne tienne! J'y retourne demain, et je passerai par quatre chemins s'il le faut!

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant