LA MORT DE L'ONCLE ANATOLE (partie 5)

35 17 21
                                    


En fin de journée, l'Oncle nous a conviés à une (énième) visite de son musée personnel. On y contemplait, à chaque fois, les innombrables trophées et souvenirs rapportés de ses aventures aux quatre coins du globe, et au milieu de ses animaux fabuleux, empaillés de façon plus ou moins convaincante, de ses grimoires non authentifiés et de ses graals improbables, il nous a récité sa sempiternelle odyssée-fleuve, qui pouvait facilement nous occuper plusieurs heures et que nous connaissions déjà sous toutes les coutures. Pour la première fois, cependant, nous y avons décelé quelques manques. Où étaient passés, par exemple, ces fameux lutins mauves qui étaient censés soutenir sur leurs épaules les dalles du carrelage ? Ceux qu'il avait soi-disant contraints à accomplir cette pénible tâche après avoir gagné un pari contre leur roi ?

« Oh, ceux-là ? Il y a belle lurette que je les ai libérés de leur engagement ! »

Était-ce pour cette raison que des dalles manquaient, çà et là ? En toute logique, une fois les lutins partis, c'est le carrelage dans son ensemble qui aurait dû s'effondrer.

« Oui, bon, ils ne sont peut-être pas tous partis, voilà tout... peut-être reste-t-il encore quelques fidèles, par-ci par-là... »

Au mur, certains objets, dont nous avions gardé un souvenir vivace, n'étaient plus là. Nous constations des absences, des vides dans les collections. Dans chaque salle manquait un bibelot, un masque ou un talisman.

« Qu'est-il arrivé à la crinière du lion vert, mon Oncle ? Celle qui était accrochée juste là, au-dessus de la cheminée ?

— Du lion vert ? Quel lion vert ? De quoi parles-tu donc, ma petite ?

— Celui que vous avez affronté dans le Triangle des Bermudes ! Celui qui gardait le varech enchanté !

— Jamais entendu parler. Tu dois confondre avec l'histoire de quelqu'un d'autre... »

Ça, c'était une première : l'Oncle qui se mettait à oublier ses propres histoires ! Celle du lion vert figurait pourtant parmi ses grands moments. Mais entre ses nombreux tableaux apparaissaient maintenant des cadres vides, et des pans de mur blanc trouaient par endroits son exposition, là où frémissait encore le souvenir de quelque babiole disparue. Quelles que puissent être nos questions, il refusait d'aborder le sujet, et prétendait n'avoir rien remarqué de ces disparitions inopinées. Malgré tout, il évitait soigneusement les trous noirs aux emplacements des dalles manquantes, et nous ne pouvions nous empêcher d'y voir surgir en pensée ces mains hideuses qui s'étaient efforcées de l'attraper la veille.

Après la visite, il nous a de nouveau quittés une heure pour aller au salon clouer de nouvelles lamelles aux endroits où le plancher était troué. Comme je n'avais franchement pas faim, j'ai réussi à me faire excuser pour le dîner et, tandis que mes parents attaquaient les hors-d'œuvre avec lui, je me suis dirigée vers le fond du jardin, du côté de l'entrée de la mine, derrière les haies. Pendant longtemps, l'Oncle l'avait exploitée, parfois aidé de tel ou tel de ses amis extraordinaires, le plus souvent tout seul et à la force de ses poignets. Elle s'étendait maintenant sous toute la surface du jardin, et passait même sous certaines parties de la maison. Outre qu'il y enfouissait certaines de ses trouvailles, nous ne savions que peu de choses sur cette mine, le genre de minerai qu'il en extrayait et l'usage qu'il en faisait. En tout cas, à en juger par l'allure qu'elle avait maintenant, le filon avait dû se tarir, et l'Oncle n'avait pas dû y mettre les pieds depuis fort longtemps.

La mine telle que je l'ai découverte, en y descendant ce soir-là, semblait être à l'abandon depuis des années. J'ai bien tenté d'y rallumer quelques lanternes pour l'explorer comme au bon vieux temps, mais au bout de quelques minutes les flammes s'estompaient dans leurs petites chambres de verre, et je n'y voyais de nouveau plus rien. A une certaine époque, j'avais passé des après-midi entières dans les profondeurs fraîches de la mine, où il m'arrivait souvent de rencontrer, au détour d'un tunnel, une sorte de lutin pétrifié, dont l'Oncle m'assurait qu'il ne s'animerait qu'à la nuit tombée, pour creuser et travailler le minerai pendant notre sommeil. Cette fois-là, je n'ai pas trouvé trace des lutins de pierre de mon enfance, ou alors c'est qu'ils avaient changé, et ressemblaient maintenant plutôt à de vagues stalagmites mal dégrossies. Les travées et les galeries, autrefois interminables, n'allaient à présent plus très loin, bouchées par des éboulis ou tout simplement refermées sans raison apparente.

Ce n'est pas seulement en quête de nostalgie bon marché que je suis redescendue dans la mine. Non, ce que j'espérais secrètement peut-être – et qu'en même temps je redoutais – c'était de rencontrer sous la maison ces créatures qui en voulaient à mon Oncle, et dont les bras veinuleux crevaient subitement le plancher du salon à sa poursuite. Peut-être trouverais-je alors un semblant de début d'explication. J'ai erré longtemps dans les galeries désaffectées de la mine, ce soir-là, mais sans doute parce qu'elles ne s'enfonçaient plus assez loin, ou parce que je n'ai pas osé suivre les chemins les plus sombres, je n'y ai rien trouvé.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant