À mesure que les jours passaient, j'en devinais un peu plus sur lui, ou du moins le croyais-je. Lorsque nous faisions tourner le train électrique autour du salon, il aimait à s'imaginer à bord, remontant par magie le cours des ans, pour rejoindre une gare imaginaire où l'attendraient, impatients, les amis de ses jeunes années. Assise à côté de lui, j'essayais d'imaginer son visage qui, malgré mes efforts, finissait toujours par ressembler à celui de mon grand-père. En revanche, impossible de le faire remuer : le masque restait collé aux os. Tel que je le concevais, M. Salpêtre était tout à fait incapable de bouger, et l'avait toujours été. S'il avait pu le faire, il aurait été quelqu'un d'autre, un étranger comme tout le monde, et je ne serais pas entrée deux fois dans sa maison.
D'autres fois, nous sortions le petit bateau pirate de la chambre secrète, et je m'imaginais à ses côtés, capitaine borgne à tête de mort, redouté sur les sept mers, bandeau sur l'œil droit, fendant les flots à la recherche de quelque navire marchand à aborder. Mais il paraissait s'attrister un peu lorsque nous jouions avec le bateau, aussi abandonnai-je vite cette activité. Des années passèrent ainsi : je venais le voir tous les soirs après l'école, et lorsque finissaient les vacances d'été, après deux mois d'absence, j'éprouvais une certaine impatience, mêlée d'un léger trac, à l'idée de le revoir : peut-être m'en voudrait-il de l'avoir quitté si longtemps, peut-être trouverais-je la maison fermée ? Mais il m'attendait, comme à chaque fois, et j'étais toujours la bienvenue en sa demeure. J'entrais dans le salon et je les retrouvais, lui, les bibelots, le papier peint jauni et l'odeur de renfermé, comme un rêve familier que je n'aurais plus fait depuis longtemps.
Je devais avoir seize ans la dernière fois que je l'ai vu. Quelques semaines avant ma dernière visite, j'étais venue lui annoncer une grande nouvelle : j'étais amoureuse ! Nous étions allés au cinéma voir un très mauvais film, nous avions beaucoup ri et, un peu avant la fin, Pierre m'avait demandé la permission de m'embrasser. C'était la plus merveilleuse après-midi de ma vie, et j'avais besoin de la partager. M. Salpêtre m'écoutait avec attention, comme d'habitude. Tout en lui parlant, bien que je fusse absorbée par mon récit, je ne pouvais m'empêcher de me demander quelle avait été sa vie, lui à qui je racontais la mienne sans cesse, vie masquée de poussière et de chambres désertes, dont je n'avais pu retrouver que quelques lambeaux, quelques visages, quelques fragments épars. A un moment même, comme je lui expliquais de long en large mon bonheur, je rougis soudainement : peut-être n'en avait-il strictement rien à faire, lui qui végétait tout seul dans son salon momifié depuis dix, vingt, trente ans ? Peut-être trouvait-il risibles mes émois de jeune écolière, peut-être lui venait-il l'envie de me gifler pour être venue lui souffler si bruyamment ma joie au visage, dans cette maison hantée par le regret de ceux qui n'y vivaient plus ? Interdite, je m'arrêtai et restai plantée là, à regarder mes pieds. Puis, doucement, je relevai les yeux vers lui. Il attendait la suite.
Ce que je lui disais ne l'intéressait pas vraiment, ou du moins pas au sens où je l'entendais. Ces choses si nouvelles pour moi, il les avait vécues en un autre temps, ou alors des choses similaires, dont le souvenir maintenant drapé d'ombre au fond de ses orbites retrouvait dans mes mots un peu de son feu, un peu d'âme. Il ne m'en voulait pas de lui raconter ma vie. Au contraire, il comprenait. Savoir que là, dehors, les choses tournaient toujours comme elles avaient tourné en son temps, et que le monde extérieur n'était pas figé comme lui dans son attente devait, quelque part, le réconforter un peu. Il connaissait encore la musique. Savait-il déjà ce qui allait se passer ?
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Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...