Hier, j'ai lu dans le journal local que, suite aux demandes répétées des riverains, la maison de M. Salpêtre avait été ouverte et que l'on avait retrouvé un squelette dans son fauteuil (avec ou sans tête, l'article n'en faisait pas mention). Les experts en ont conclu qu'il était mort. Mort ! Par conséquent, on avait vidé puis vendu la maison, mais l'article n'expliquait pas ce qu'il était advenu du squelette. Ils l'auraient « trouvé mort », dit-on, mais qu'en savent-ils, eux qui ne le connaissaient pas ! Mort, qui sait, peut-être l'a-t-il toujours été. Peut-être est-il mort le jour où je suis partie, ou peut-être n'en a-t-il tout simplement rien eu à faire, tout est possible avec lui. Mais le déclarer mort en toutes lettres ! Cela, je n'en jurerais pas.
Même après toutes ces années, il m'est encore difficile d'expliquer au juste qui était M. Salpêtre. Sans doute parce que je ne l'ai jamais vraiment connu. Et pourtant, je crois que j'étais la seule à le connaître un peu, sinon à le comprendre. Il n'était pas très causant, et pour cause. Aujourd'hui, il n'est plus pour moi qu'un brouillard de vagues souvenirs, une odeur de renfermé, un placard poussiéreux, une poignée de vieux bonbons décolorés dans une coupelle en bleu de Chartres. On dirait presque qu'il n'a jamais existé. Me croirez-vous, si je vous dis que personne n'était plus important que lui dans ma vie, à l'époque ? Que je me suis sentie, plusieurs fois, plus proche de lui que de quiconque sur cette planète ? Peut-être ne ressentais-je cela que parce que j'étais enfant; aujourd'hui, il en serait autrement. Que ferais-je s'il n'était pas vraiment mort, si je devais le revoir ? Retrouverions-nous notre complicité d'antan ? Partagerions-nous encore les mêmes secrets ? Ou ne fuirais-je pas plutôt, pour éviter de croiser son regard à la fois vide et chargé des plus précieux et ridicules trésors de mon enfance ?
De toute manière, je ne le reverrai pas. Aucune chance.
M. Salpêtre habitait dans le voisinage, rue Pantin. Ceci dit, à huit ans, j'ignorais encore son existence, et si le hasard ne m'avait pas poussée à sa rencontre, je ne m'en serais jamais doutée. Difficile d'imaginer plus discret. Il habitait une petite maison (enfin, vue de l'extérieur) coincée entre celles de Mme Bonheur et de M. Cormusier. N'allez pas croire que Mme Bonheur, comme son nom porte à penser, souriait à tout le monde et distribuait des bonbons aux enfants du quartier : c'était une vieille rombière très pingre et renfrognée qui ne mettait jamais le nez dehors, sauf pour crier sur les fillettes qui s'approchaient de ses rosiers, jeter du pain rassis aux moineaux dans son jardin, et empoisonner les chats des voisins. M. Cormusier, lui, était un homme assez imposant, assez âgé aussi, très silencieux, qui passait ses loisirs à régler les problèmes de plomberie et de bricolage de tout le quartier. Ces deux voisins si connus de par le village éclipsaient totalement la maisonnette et le petit jardin de M. Salpêtre, dont personne ne se souciait. Si je connaissais son nom, c'était uniquement en raison de l'habitude instinctive qu'ont les enfants de déposer des objets saugrenus dans les boîtes aux lettres des gens. Nous aimions aussi, de temps à autre, tirer la sonnette de nos voisins avant de nous enfuir à toutes jambes pour nous cacher derrière le buisson et voir leur tête lorsqu'ils ouvraient. Mais M. Salpêtre n'était jamais venu ouvrir.
La maison semblait calme et déserte. Jamais une silhouette derrière la fenêtre, jamais une lumière allumée le soir. Entre les lueurs de chez Mme Bonheur et chez M. Cormusier, une flaque d'ombre, comme si on avait tout simplement oublié d'habiter là. Le jardin de M. Salpêtre, assombri par de grands marronniers, était le havre choisi de tous les chats du quartier. Ils s'y roulaient dans l'herbe, s'y faisaient la cour la nuit, venaient y régler leurs comptes ou y pousser la chansonnette, au grand dam de Mme Bonheur, qui agitait violemment son balai par-dessus les haies dans l'espoir de les effrayer. Le jardin de M. Salpêtre était une terre d'accueil, et c'est peut-être pour cette raison que je m'y suis retrouvée, un mardi après-midi d'octobre, quand j'avais huit ans.
Il y avait dans notre école un petit groupe de garçons turbulents, presque tous en dernière année, qui avaient pour tradition de se choisir chaque semaine une tête de turc parmi les autres élèves, et de la torturer de mille façons du lundi au samedi, tout particulièrement en la poursuivant à la sortie de l'école, le soir, pour la cribler de jets de pierres, de coups de pieds et d'insultes. Cette semaine-là, comme bien d'autres fois auparavant, j'avais tiré le gros lot, et le mardi soir je courais le long des rues pour leur échapper. Comme je ne courais pas bien vite, je n'avais aucune chance d'arriver à la maison sans me faire rattraper, aussi décidai-je de tourner dans la rue Pantin, que je n'empruntais pas d'habitude, dans l'espoir de les semer. Les entendant arriver, ne sachant où me cacher, je plongeai dans la haie la plus proche et parvins, avec quelques égratignures, de l'autre côté.
Je les entendis passer en courant derrière la haie, exultant déjà à l'idée de tenir bientôt la tendre victime qu'ils ne rattraperaient pas cette fois, puis ce fut le calme plat. Je jetai alors un oeil dans le jardin où je me trouvais : sous les imposants marronniers, dans l'herbe haute et un peu sauvage, un chat solitaire se prélassait sans se soucier de son public. De rares moineaux immobiles m'observaient entre les branches, sans un son, comme s'ils avaient toujours été là, comme s'ils m'avaient toujours attendue. La pénombre derrière les fenêtres semblait imperméable au soleil, et donnait l'impression que la maison, dans la chaleur paisible de l'après-midi, dormait les yeux ouverts. A gauche des fenêtres, je remarquai la porte de derrière, entrebâillée. Je m'en approchai silencieusement, à pas feutrés, comme par crainte de réveiller quelque chose. Avec d'infinies précautions, je poussai lentement la porte, qui grinça juste un peu.
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Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...