QUATRE CHEMINS (partie 7)

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2 Juin

Finalement!

Ambre est venue me chercher un peu après 19h ; je crois qu'elle n'a pas dû me reconnaître tout de suite, car elle a hésité en descendant de voiture. Il est vrai que j'ai changé d'apparence: hier, lorsqu'elle m'a trouvé, je tenais plus du spectre vaporeux que de l'ivrogne en convalescence.

Comme le paysage change de rythme en voiture ! Des champs de blé de quelques secondes, des bois concentrés en un frémissement, toute une vallée qui défile en quelques vagues vertes, alors que tout cela était si infini hier encore, que l'on peut s'y perdre des jours entiers ! J'ai failli manquer le panneau « Quatre Chemins », à l'entrée du petit village en creux qui m'aura tant fait courir! Une douzaine de chaumières, trois ou quatre vieillards, un chien et son réverbère, et nous voilà passés. Dès la sortie du village, la pente s'amorce, et l'on se trouve sur la colline. Le panneau « Carnevie » est deux minutes plus loin.

C'était une ascension rapide et calme; j'ai à peine eu le temps de me rendre compte que nous avion changé de village. C'était une fin d'après-midi tiède ; le pavé était encore mouillé ; les villageois flottaient paresseusement le long des maisonnettes, avec l'air absent des habitants des villes au fond des lacs. Ambre me faisait la conversation, et je l'écoutais, quelque part, sans doute, en me laissant porter à travers les ruelles courbes et escarpées. Nous nous sommes arrêtés au pied du clocher, juste au moment où j'allais m'endormir.

L'église était en ruine ; les Carnéviens (c'est ainsi qu'il faut les appeler) ne se souciaient visiblement guère de son état, si bien que la pierre en semblait molle, poreuse et ensommeillée. Une simple averse aurait tout fait fondre. Naturellement, depuis la base du clocher, il était impossible de voir clairement ce qui se passait sur le toit, et j'ai demandé à Ambre de m'attendre un petit moment. Il fallait que je monte, pour vérifier, pour justifier ces derniers jours, pour savoir enfin s'il était là !

Je me suis faufilé par l'ouverture du portail à demi enfoncé : l'intérieur était vide et sombre, les vitraux troubles, fuyants, une patine de poussière sur leurs couleurs, sur le sol, les murs, et les rares cierges qui demeuraient encore auprès du vieil autel. Lentement, je me suis mis à monter l'escalier vermoulu, évitant avec soin les marches manquantes. Les murs percés de toutes parts filtraient les feux du couchant, criblant la tour de poutres de lumières à travers lesquelles je m'élevais en silence. Aucun craquement, aucun souffle : je ne pesais rien, je ne respirais plus. S'il fumait sa pipe là-haut, il ne m'entendrait pas venir.

Au sommet de l'escalier, la salle des cloches, d'où les cloches avaient disparu depuis longtemps. Je me demande où elles sont, maintenant. Par la fenêtre, on voyait toute la vallée comme en miniature, baignant dans l'ocre du crépuscule, et au loin, le petit rectangle rouge du sanatorium. Au-dessus du toit quelques nuages bleutés, peut-être échappés de sa pipe, se traînaient vers les ténèbres confortables où ils allaient passer la nuit. Il y avait plusieurs brèches dans la toiture, et je me suis hissé à hauteur de l'une d'elles sur les poutres branlantes.

Lorsque j'ai passé la tête à travers le trou, je n'ai d'abord rien vu. Le ciel se vidait et s'obscurcissait, un vent frais se levait, et pendant quelques secondes, j'ai cru être du mauvais côté du toit. Puis, sans vraiment regarder ailleurs, je l'ai vu. Il s'éloignait lentement dans sa petite barque, dans la même direction que les nuages. Il me tournait le dos et regardait vers le couchant, debout, fumant sa pipe. Sa barque semblait avancer d'elle-même, et glisser doucement sur un tissu d'air tendu entre le toit et l'horizon. Sans que je le voie vraiment bouger, il s'est retourné vers moi. Et il m'a fait signe. J'avais oublié les jumelles, mais je crois qu'il me souriait. Je lui ai vaguement répondu, mais il avait l'air heureux, l'air satisfait de celui qui, à la fin de la journée, peut se dire qu'il a bien fait son travail. Il n'avait plus rien à faire là, alors il s'en allait, vers un autre clocher peut-être, vers une autre vallée, ou un récif battu par les flots en pleine mer. Et je sentais qu'il partait parce qu'il avait confiance, parce qu'il croyait en moi, parce qu'il était sûr qu'à présent je pourrais m'en sortir seul. Et si lui en était sûr, alors je pouvais l'être aussi.

Car bien des gens peuvent errer et se tromper. Bien des gens peuvent décevoir et tromper ceux qu'ils aiment, sans forcément le vouloir. Bien des gens sont bornés, faibles, malheureux et perdus, et peuvent perdre avec eux ceux qui comptent sur eux, mais pas lui.

Non, pas le Capitaine.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant