LES LUEURS D'ORMANTES (partie 8)

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Ce jour-là, il acheva de raccommoder le ballon du second aérostat, et prit la décision de le gonfler durant la nuit, pour partir chasser la Bête le lendemain. Il était temps d'en finir. Maintenant qu'elle ne craignait plus la lumière et qu'elle le savait seul dans le village, il n'était plus en sécurité. Une dernière nuit de veille, et il décollerait pour l'affronter. L'heure était venue.

Au crépuscule, il ralluma les torches, une à une. A cause des nuages sombres qui s'étaient amassés dans l'après-midi sur la forêt d'Endauges, le soir était tombé plus tôt que prévu. Dès les premiers signes d'obscurité, il avait attisé le feu sous le puits d'air chaud, et le ballon enflait lentement derrière l'entrepôt. Lucien était occupé à finir son bouillon de légumes quand tout à coup, quelque part dans la forêt, un grondement retentit.

Il bondit aussitôt hors de son cabanon, carabine à la main, prêt à défendre sa forteresse solitaire une fois de plus. Au grondement suivant, cependant, il se rassura : un éclair dans le lointain lui confirma qu'il ne s'agissait que du tonnerre. Un vent chaud faisait vaciller les flambeaux accrochés au sommet des tours de guet. Quelques gouttelettes vinrent lui frapper le front et les mains.

Une heure plus tard il pleuvait à torrents, et sous les éclairs fracassants Lucien courait d'un bout à l'autre de l'enceinte pour raviver les torches, que l'averse diluvienne noyait par douzaines à chaque minute. De mémoire d'Ormantais, on n'avait jamais subi une telle ondée. Il se demandait combien de temps il pourrait tenir à cette allure : sitôt qu'il rallumait une flamme, trois autres s'éteignaient sous le déluge. Mais il fallait entretenir l'éclairage coûte que coûte, même si son efficacité n'était plus certaine. Il fallait à tout prix éviter qu'Ormantes ne fût plongée dans le noir de la forêt, car alors, nul ne pouvait dire ce qui arriverait.

Alors qu'il s'acharnait à embraser les torches éteintes sur le flanc nord, une ombre colossale surgit des bois et se précipita en rugissant contre la palissade. Le choc renversa Lucien qui fut projeté sur l'herbe, en contrebas. À peine avait-il eu le temps de se relever qu'un second choc ébranlait les remparts devant lui, dans un vacarme atroce où se mêlaient tous les timbres discordants qui formaient le grondement composite de la Bête.

D'un bond, il s'agrippa à l'échelle fixée au mur et remonta sur la tour de guet, essuyant au passage une troisième secousse qui faillit bien le ramener au sol. A travers tout le village, les lueurs s'éteignaient. Maudite pluie. La Bête avait bien choisi son heure.

De retour au sommet, il ajusta son arme en direction de l'énorme masse velue qui s'agitait au bas des remparts. Déjà, la palissade commençait à se fissurer. Il n'arrivait pas à discerner la forme exacte de la Bête : trop de torches avaient été noyées pour qu'il pût s'en faire une idée précise. Néanmoins, c'était la première fois qu'il l'apercevait d'aussi près. Il vida son chargeur.

Il la vit se contorsionner de plus belle, en poursuivant ses feulements rauques, et il lui sembla qu'elle venait maintenant à sa rencontre. Elle arrivait trop vite – pas le temps de recharger son arme – il empoigna la hache que tenait le mannequin à côté de lui et l'éleva dans les airs, prêt à frapper. Il fallait d'abord la laisser venir suffisamment près... encore un peu... encore...

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant