Elle fut tentée de laisser la lettre par terre pour que la prochaine pluie l'emporte dans le caniveau, là où seule était sa place.
Depuis qu'elle avait envoyé son roman à une dizaine d'éditeurs, elle collectionnait ce type de lettres qu'elle rangeait dans un classeur qui grossissait comme croît la moisissure. Elle ne savait même pas pourquoi elle les conservait. Les lettres étaient toujours tournées de la même façon :
Nous avons soigneusement examiné votre manuscrit, il nous a paru intéressant, malheureusement...
La suite de la phrase variait selon l'éditeur : malheureusement il ne semble pas pouvoir s'intégrer à notre ligne éditoriale (trois lettres), malheureusement il n'a pas fait l'unanimité au sein de notre comité de lecture (deux lettres), malheureusement nous ne publions que des textes liturgiques et votre manuscrit comporte quelques scènes susceptibles de choquer le pape (une lettre), malheureusement notre agenda de publications est complet jusqu'en 2025 (une lettre provenant d'un petit éditeur canadien).
Délia avait lu sur Internet que les mauvaises nouvelles arrivaient toujours par la Poste. Lorsqu'un éditeur veut de vous, il prend la peine de décrocher son téléphone. C'était donc indubitablement un malheureusement qui l'attendait tapi sous l'innocente blancheur de cette enveloppe.
Fulminant de colère et de désespoir, elle ramassa la missive à contrecœur et l'emporta à l'intérieur. Hors de question que quelqu'un d'autre la lise à sa place et soit témoin de son humiliation.
Qu'allait-on lui sortir comme excuse cette fois ?
Malheureusement votre texte est trop bien écrit pour un cerveau de pigeon, or nous ne publions que pour les pigeons.
Malheureusement mon chien a uriné sur votre manuscrit. Or j'ai une confiance absolue en l'instinct de mon chien.
Malheureusement des termites ont grignoté les fondations de notre maison d'édition, laquelle s'est effondrée. Nous serons ravis d'examiner votre manuscrit lorsque nos nouveaux locaux auront été construits (comptez entre 5 et 10 ans).
Délia émit un « rrr » d'agacement et jeta l'enveloppe dans la fougère géante qui décorait le vestibule.
Elle n'ouvrirait jamais cette lettre. La seule vue d'un malheureusement l'achèverait à coup sûr. Mais qu'ils changent donc d'adverbe ! La prochaine fois qu'elle enverrait son manuscrit, elle y joindrait la liste de tous les synonymes de ce mot : Malencontreusement, hélas, à grande peine. Les éditeurs feraient bien de varier un peu leur vocabulaire avant de critiquer le travail des auteurs !
La perte de son emploi l'accabla tout à coup. C'était facile, un quart d'heure plus tôt, de penser que cela n'avait pas d'importance, de se bercer d'illusions en se raccrochant à l'idée que son roman allait être publié, deviendrait un best-seller dont on tirerait probablement un film, lui garantissant des relevés de compte bancaire à six chiffres. Mais maintenant la réalité venait, sous l'apparence banale d'une enveloppe, de gifler douloureusement ses rêves.
Elle jeta un regard à la fougère. On ne percevait déjà plus de l'offense qu'un minuscule coin blanc, comme si le papier était peu à peu grignoté par la plante. Allez mange ! Tu verras, c'est très bon !
Réfugiée dans sa chambre, Délia passa en revue son étagère. Drapées dans leurs robes pastel, les bougies semblaient implorer, certaines avec audace, d'autres avec timidité : Allume-moi ! Allume-moi !
Son regard s'attarda sur Hélas ! Le problème avec cette bougie, c'est qu'elle ne savait jamais si c'était le bon moment pour la laisser partir en fumée. Et si, dans quelques jours ou quelques années, survenait un événement qui exigeait bien plus que sa peine actuelle de se laisser consoler par le soupir parfumé d'un hélas ? Qui sait quel genre de coup bas lui réservait la vie ?
![](https://img.wattpad.com/cover/112296458-288-k338076.jpg)
VOUS LISEZ
Hier n'est jamais loin
RomanceElle pensait les avoir oubliés... Mais le Passé n'aime pas qu'on lui tourne le dos. En couple depuis cinq années, Délia vit une idylle parfaite avec Arnaud. Mais son cœur a-t-il réellement renoncé à ses trois amours de jeunesse ? Lorsque sonne l'heu...