Chapitre 43

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La peau du ciel était à présent craquelée d'étoiles, comme incrustée de milliers de petits diamants qui semblaient les épier. On aurait dit que la nuit tremblait d'un étrange espoir, que tout ce petit monde là-haut attendait, savait peut-être déjà.

– Merci de m'avoir emmenée ici, murmura-t-elle.

Il haussa les épaules.

– Oh, c'était la moindre des choses après tout ce que je t'ai fait endurer !

Elle savait qu'il parlait du costume, mais cette parole raviva en elle la résonnance d'une douleur passée. Oh comme il avait su la torturer autrefois !

– C'est vrai, tu as une dette envers moi.

Elle lui glissa un demi-sourire, plus joueur que rancunier. Il lui sourit en retour et, à nouveau, elle eut cette étrange impression qu'il se passait quelque chose dans ses yeux verts, qu'ils avaient perdu leur opacité, comme si la nuit y avait déposé son velours, brisé le mur qui la séparait de Julien.

Elle ferma les yeux une seconde comme pour dissoudre cette illusion, persuadée que lorsqu'elle les rouvrirait, elle trouverait un visage froid et distant, et réaliserait son erreur.

Mais, alors qu'elle était plongée dans l'obscurité, elle sentit l'étreinte de Julien se resserrer et ses lèvres se presser aux siennes. Elle émit un léger sursaut. Cela semblait tellement irréel qu'elle s'attendit presque à entendre le réalisateur crier « Coupez ! » et les projecteurs s'allumer. Mais rien ne vint déranger le clair de lune hormis le grincement des ormes. Et les battements de son cœur.

Elle lui rendit son baiser, tandis qu'une petite étincelle s'allumait au fond de sa mémoire, murmurant : Mes lèvres se souviennent de toi. Elle notait cependant un léger changement dans sa façon d'embrasser, une amélioration certaine. Il s'était probablement beaucoup exercé. Oh non ! Il ne fallait pas penser aux autres filles. C'était elle et rien qu'elle qu'il était en train d'embrasser. Et il avait fait le premier pas. Elle ne l'avait pas forcé, pour une fois.

Elle glissa la main derrière sa nuque et ses doigts retrouvèrent l'enchevêtrement des boucles. Un rayon de soleil lui traversa le cœur. Tout ce qui l'entourait était en train de se dissoudre dans cette double sensation : la langue de Julien caressant la sienne, le ressort soyeux des boucles au bout de ses doigts.

Son cœur battait tellement fort, même après que le visage du géant se fût éloigné, qu'elle eut l'impression qu'il ne retrouverait jamais un rythme apaisé. Si elle faisait sa vie avec Julien, il battrait ainsi jusqu'au restant de ses jours, au point que ses jours en seraient probablement écourtés. Tout était si intense avec Julien. Dans la douleur comme dans la joie. Lui seule savait la rendre aussi follement heureuse. Lui seule savait la rendre aussi follement désespérée.

L'émotion se lisait sur le visage de Julien. Cette fois, la lueur dans ses yeux n'était pas factice. Elle devina que son propre visage devait refléter des sentiments similaires : un mélange d'étonnement, de tendresse et de satisfaction. Nulle trace de regret.

Il ramassa la lampe-torche et suggéra qu'il était temps de rentrer au campement.

– À moins que tu ne veuilles rencontrer une dame blanche. Il paraît qu'elles aiment pousser dans les précipices les personnes infidèles.

Face à la grimace de Délia, il ajouta :

– Je plaisante. On n'a rien fait de mal.

Il se leva puis lui tendit la main pour l'aider à se redresser. Elle s'accrocha à son bras comme à la branche d'un chêne. Elle se sentait à présent tel un organisme microscopique, une mousse ou un lichen dont la vie serait étroitement liée à celle de son hôte, incapable de survivre sans Julien.

Lorsqu'ils arrivèrent au campement, les deux feux étaient éteints. Des feuilles mortes et des cendres lévitaient partout dans la clairière propulsées vers le ciel par de brusques rafales de vent. Délia se protégea le visage tandis qu'ils se hâtaient vers les roulottes. C'était une atmosphère digne d'un film de science-fiction. Si elle avait cru en une quelconque force cosmique, elle en aurait déduit que son baiser avec Julien avait perturbé l'ordre du monde.

Elle ouvrit la porte d'Azucena, suivie par Julien. La porte claqua derrière eux avant que quiconque ait eu l'intention de la refermer. Comme si le vent avait décidé que Julien devait rester. Elle se sentait fébrile, confuse et excitée. Elle ne savait pas comment elle réagirait si Julien décidait effectivement de rester. Oh, elle savait comment elle était censée réagir selon les bonnes lois de la moralité. Mais les bonnes lois de la moralité semblaient être restées coincées à 200 kilomètres de là.

Elle n'avait jamais su lui dire non.

Elle n'avait pas envie de lui dire non.

Julien s'assit sur la couchette. Le seul endroit où l'on pouvait s'asseoir.

– Quand le clip sera monté, on pourrait se faire une petite soirée tous les quatre pour le regarder en avant-première. Enfin, si ça te dit.

Elle se contenta d'acquiescer tandis que l'euphorie la gagnait. Deux petites ailes semblaient être venues se greffer dans son dos. Non pas deux ailes encombrantes et invalidantes, plutôt un frémissement d'elfe ou de mésange, une extraordinaire sensation de légèreté.

Les questions se bousculaient dans sa tête. Où aurait lieu le rendez-vous ? Chez Julien ? Chez Thibault ? Chez Rob ? Elle se vit installée dans un canapé entre Rob et Julien, ou entre Julien et Thibault – elle choisirait en temps voulu. Quoi qu'il en soit, ils seraient tous les quatre réunis face à la télévision comme au bon vieux temps, mais cette fois ce serait leur clip qui défilerait sur l'écran. Et peu importait le résultat, peu importait que le clip fût raté, qu'elle y apparût rouge et exténuée, ce qui ne manquerait pas d'être raillé sur les réseaux sociaux. Elle ne songeait plus à ces milliers de gens qui la regarderaient, seulement à cet unique canapé dont elle ne connaissait pas encore la couleur où ils seraient blottis, seuls au monde, comme autrefois. C'était inespéré, incroyable.

Comme s'il lisait dans ses pensées, Julien ajouta :

– Tu ne trouves pas ça incroyable qu'on se retrouve tous les quatre ?

Le plus incroyable, c'était surtout que Julien trouve ça incroyable. Lui qui avait toujours paru blasé face aux faits qui pour elle avait tant d'importance. Pour une fois, ils semblaient sur la même longueur d'onde, partageant la même joie et la même excitation d'être ensemble. Pendant une fraction de seconde, elle fut envahie par la folle envie de se jeter à son cou pour l'embrasser et le déshabiller. Elle avait l'étrange conviction qu'il ne la repousserait pas. Cela sembla envisageable durant l'espace d'une seconde. Juste une nuit. Cette nuit qu'elle avait longtemps désirée mais que la pudeur adolescente n'avait pas permise.

Mais la seconde d'après, cela sembla à nouveau impossible, les lèvres de Julien interdites, inatteignables tandis qu'il se levait et lui souhaitait bonne nuit, détruisant par un baiser chaste sur la joue tout ce qu'elle avait imaginé. Et elle regretta de ne pas avoir été au bout de son envie au moment où elle en avait l'audace.

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant