Chapitre 54

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Au jardin, la nature prenait son repos. Il n'y avait plus grand-chose à cultiver. Hélène se servait essentiellement de plantes séchées, d'huiles essentielles et de maturat de bourgeon. Elle avait convoqué Délia pour lui expliquer qu'elle n'aurait pas besoin d'elle cet hiver, mais qu'elle la réembaucherait au printemps prochain. Délia avait eu l'impression qu'Hélène l'avait subitement poussée du haut d'un escalier. Voilà ce qui arrivait lorsqu'on travaillait avec une guérisseuse qui se souciait davantage de préserver l'âme des plantes que le moral de ses employés. En guise d'indemnité de licenciement, Délia s'était vue offrir une touffe de violettes à replanter dans ses jardinières. C'était, selon Hélène, la fleur la plus compatible avec son signe astrologique. Délia aurait préféré recevoir quelque chose de compatible avec son déficit bancaire.

– La violette combat les hésitations et les discussions stériles.

Bien qu'elle n'y croyait pas, Délia avait tout de même sursauté.

Quelques jours plus tard, pour tuer l'Attente, elle décida d'aller planter ses violettes. Elle s'installa dans la cour commune, juste en face des poubelles, avec son paquet de terreau et ses jardinières.

Elle était en train de verser une première couche de terre au fond du bac lorsque la fenêtre de la cuisine s'ouvrit, laissant apparaître le visage extatique d'Arnaud :

– Viens voir ! Il y a ton clip sur Internet !

– Non, tu dois confondre. Le clip n'est pas encore sorti.

– Pourtant, c'est le nouveau clip de Julien. Viens voir !

Non, ce n'est pas possible, Julien m'aurait appelée, ajouta-t-elle mentalement, tout en abandonnant ses jardinières. On doit le regarder en avant-première. Il m'a promis.

L'ordinateur était posé sur la table du salon. Elle rechigna à approcher. Sous l'insistance d'Arnaud, elle se posta à un mètre de l'écran et jeta un œil timide. C'était la scène de Colin-maillard. Des doigts féminins nouaient un bandeau autour des boucles de Julien. Telle une fée facétieuse, Sarah dansait autour de lui, le bousculant pour le désorienter. Partout dans la clairière, des demoiselles en somptueuses robes d'époque se dispersaient en agitant leur ombrelle. Elle aperçut furtivement Thibault qui lui adressa un sourire taquin.

Elle baissa les yeux. Elle n'avait aucune envie de regarder ce clip. Pas comme ça. Pas avec Arnaud. Elle ne lui avait même pas encore parlé du baiser de la scène finale. Pourquoi Julien n'avait-il pas appelé ? C'était sans doute un malentendu. Il allait forcément appeler d'une minute à l'autre. Ils se réuniraient pour échanger leurs impressions. C'est ainsi que les choses devaient se passer. Elle avait besoin d'entendre les sarcasmes de Thibault, le rire de Rob, le souci perfectionniste de Julien. C'est avec eux qu'elle voulait découvrir ce clip. Avec eux seuls.

Le clip touchait maintenant à sa fin. Julien avait ôté son foulard et courait dans la clairière, jetant des regards affolés au ciel. Au-dessus de lui tournoyait un aigle aux cheveux fauve. Par chance, ses cheveux voltigeaient en tous sens, si bien qu'on ne pouvait soupçonner l'effort surhumain qu'elle était en train d'accomplir.

Comment Julien avait-il pu lui faire ça ? Lui jeter de la poudre aux yeux, lui faire miroiter une soirée comme au bon vieux temps et puis lui tourner le dos, ne plus lui donner aucune nouvelle. C'était incompréhensible, mais en même temps tellement prévisible de la part de Julien. Elle avait toujours attendu de lui plus qu'il ne pouvait lui en donner. Elle en venait à se demander s'il ne l'avait manipulée pour qu'elle accepte de tourner dans son clip, parce qu'il avait besoin de ses cheveux, de son côté « Madame tout le monde » pour incarner ce stupide aigle. Elle était folle de rage de s'être laissé berner.

Elle quitta la pièce pour rejoindre la cour où elle malaxa le terreau comme si elle pétrissait de la pâte à pain. Elle n'avait même pas enfilé de gants. La terre lui noircissait les mains, pénétrait sous ses ongles, purifiait ses pensées.

La fenêtre s'ouvrit brusquement. Elle se força à lever les yeux. Arnaud n'avait jamais autant ressemblé à Joshua qu'à cet instant précis. Ses yeux débordaient de rage et de reproche.

– Rentre ! articula-t-il.

Il ne voulait pas faire une scène devant les voisins. Délia arracha une violette, la fourra dans sa bouche et se mit à mâcher. Hélène avait dit que ces fleurs évitaient les discussions stériles. Elle ne perdait rien à essayer.

– Tu n'aurais pas oublié de me dire quelque chose ? lança-t-il à peine eut-elle refermé la porte.

– Je comptais t'en parler.

– Tu te fous de ma gueule ? Tu as eu des semaines pour m'en parler ! s'écria-t-il avant de se prendre la tête entre les mains. Quand je suis venu te chercher après le tournage, je t'ai demandé comment ça s'était passé, je t'ai lancé une perche et toi tu n'as rien dit !

– Tu embrasses bien des filles, toi, quand tu joues au théâtre ! se défendit-elle.

– Mais ça n'a rien à voir ! hurla-t-il. Et tu le sais très bien !

Oui, ça n'avait rien à voir, mais elle refusait de l'admettre.

– Tu vois c'est précisément pour ça que je ne t'ai rien dit, parce que je savais que tu le prendrais mal !

– Je ne l'aurais pas mal pris si tu m'en avais parlé avant que ça n'ait lieu.

– Je n'aurais pas pu. Mon portable ne marchait pas. Il n'y avait pas de réseau. Et le script a été changé à la dernière minute.

– Peut-être mais tu aurais accepté même s'il te l'avait demandé trois ans à l'avance.

Il lui lança un regard chargé d'étincelles. Si son regard avait été un laser, Délia aurait été morcelée en mille morceaux.

– Il m'a à peine effleuré les lèvres ! protesta-t-elle tout en sentant son corps s'embraser au souvenir des lèvres de Julien. Franchement, tu devrais comprendre ça en tant qu'acteur ! Combien de filles as-tu embrassées depuis qu'on se connaît ? Heureusement que je ne suis pas jalouse...

– Ne renverse pas la situation !

Elle savait qu'il avait raison. Elle était en train de l'agresser parce qu'elle était en colère contre elle-même de s'être mise dans cette situation. Elle aurait dû prendre les devants, neutraliser le conflit avant qu'il ne survienne. Mais elle n'avait rien dit à son retour tant elle était sur son petit nuage et, les jours passant, elle s'était sentie muselée à l'idée d'évoquer Julien. Elle savait pourtant que tôt ou tard Arnaud verrait ce clip. Mais elle ne pensait pas que ce « tôt ou tard » adviendrait si tôt. Ni que la douleur infligée par le silence de Julien serait telle qu'elle lui viderait l'esprit de toute autre préoccupation. Oui, Délia avait littéralement oublié d'en parler à Arnaud. Ce n'était même pas un mensonge délibéré. Elle avait fait l'autruche et, tout à coup, voilà que ce clip était lancé sur internet, la forçant à regarder la réalité en face.

– Je suis désolée, bredouilla-t-elle et pour la première fois son ton était sincère. J'aurais dû t'en parler. Excuse-moi.

Arnaud battit froid pendant deux jours, puis son sourire réapparut et l'incident fut clos.

Au vu de la réaction d'Arnaud quant au faux baiser, elle comprit qu'elle avait bien fait de se taire quant à l'autre scène qui s'était déroulée loin des caméras, sous le regard des ormes. Un mot de plus et elle l'aurait perdu.

Elle décida qu'elle ne lui avouerait jamais l'autre baiser. Le vrai. Le seul qui pour elle avait compté. Ce baiser n'avait rien à voir avec l'amour qu'elle portait à Arnaud. Ce baiser était quelque chose de si intime, de si pur dans l'intention qu'elle n'avait nulle envie de le souiller en le transformant en un objet de dispute ou en un prétexte de rupture.

Ce baiser était un cadeau, une revanche sur le Destin.

Elle désirait le laisser briller en paix dans son jardin secret.

Elle ne dirait rien à Arnaud. Avouer ce baiser supposerait de dire : C'était une erreur, je regrette. Mais elle savait pertinemment que ce n'était pas une erreur et qu'elle ne regrettait rien. C'était une chose qu'elle seule pouvait comprendre, qu'elle seule pouvait se pardonner. Elle aimait Arnaud, mais dans son cœur il y aurait toujours une place pour Julien.

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant