Chapitre 5

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Délia traînait ses pantoufles dans la cuisine, se concoctant un bol de céréales avec tout ce qui lui passait sous la main : du muesli croquant, une demi-banane, quelques fraises, des pépites de chocolat. D'ordinaire, le matin, elle avait à peine le temps de se beurrer une biscotte avant de filer au travail. Désormais elle avait le luxe de découper une pomme en petits dés et de concasser des noisettes après être restée plus de vingt minutes sous la douche.

– Tu es allée voir ce qu'on dit sur les forums ? demanda Arnaud en déposant son ordinateur portable sur la table.

Délia se figea, soudain prise de panique. Elle aurait voulu qu'Internet n'eut jamais existé. Quelque chose au fond d'elle-même lui disait qu'il n'était question que de Julien sur la Toile. Pas un mot sur Arnaud. Elle avait peur qu'il fût blessé, que le monde entier reflète sa propre fascination pour Julien.

– Ce n'est peut-être pas une bonne idée de lire ce qu'on dit sur toi, tenta-t-elle de le dissuader en cherchant la date de péremption sur un paquet d'abricots secs. Ça pourrait te donner la grosse tête.

Mais Arnaud pianotait déjà sur le clavier. Délia se sentait affreusement mal. Il ne pourrait certainement pas supporter d'être passé inaperçu.

Elle se glissa derrière lui, pencha la tête par-dessus de son épaule, plissant les yeux tandis que les commentaires défilaient.

– Tu as lu ça ! s'extasia Arnaud en pointant du doigt le commentaire de Luciana-X007.

Contre toute attente, son nom était partout. Ces dix minutes de passage télévisuel avaient provoqué une euphorie générale. « C'est qui, cet apollon ? » « Un visage à la hauteur de ses fesses ! » Beaucoup de filles s'extasiaient sur son physique à grand renfort d'émoticônes, mais certains internautes encensaient aussi son éloquence, son originalité, son absence de langue de bois. « Enfin, quelqu'un d'intègre ! » « Merci ! J'espère que ton discours va faire bouger les choses ! »

En revanche, Julien avait été perçu comme effacé, distant, limite arrogant. On critiquait ses cheveux trop volumineux (« Depuis combien de temps n'est-il pas allé chez le coiffeur ? »), tandis que la chevelure blonde d'Arnaud était qualifiée d'auréole lumineuse.

Délia éprouvait un sentiment étrange en constatant que l'univers tout entier n'avait pas vu la même chose qu'elle. Bien sûr, les avis divergeaient. Une poignée de fans défendait Julien contre vents et marées, mais dans l'ensemble il n'avait pas fait sensation.

Les yeux d'Arnaud absorbaient les éloges comme une nourriture énergisante. Sa lecture était ponctuée de brefs éclats de rire et de petits cris de contentement. Délia aurait voulu se sentir heureuse pour lui, mais elle se sentait surtout peinée en pensant à Julien découvrant ces mêmes commentaires. Elle aurait voulu lui dire que tous ces gens avaient tort, que leur esprit était trop étroit et leurs oreilles trop usées par la pop commerciale pour apprécier son talent. Qu'ils avaient confondu arrogance et mystère.

Elle aurait voulu arracher l'ordinateur des mains d'Arnaud pour écrire quelque chose qui aurait remonté le moral de Julien. Qu'aurait-elle écrit ?

Ta prestation était remarquable.

Ton style poétique est percutant.

Je t'ai trouvé remarquable.

Tu m'as percutée en plein cœur.

Elle secoua la tête comme si elle cherchait à se débarrasser d'un insecte.

– C'est incroyable ! Je ne m'attendais pas à faire un tel buzz ! s'émerveilla Arnaud.

– Je te l'avais dit pourtant, murmura Délia en jetant les abricots à la poubelle.

Mes sentiments sont périmés, comme ce paquet de fruits secs. J'ai cru ressentir quelque chose, mais c'était juste l'effet de surprise, un relent d'hier.

Elle déposa un baiser sur la tempe d'Arnaud.

– Je suis si contente pour toi. Il faut qu'on fête ça ! Je vais t'organiser une petite surprise pour ce soir.

Les lèvres d'Arnaud esquissèrent un sourire mi-curieux, mi-complice.

– C'est une offre qui ne se laisse pas refuser.

C'est ainsi qu'elle se retrouva catapultée au centre commercial, arpentant les allées, tout en se demandant à quelle genre de surprise Arnaud pouvait bien s'attendre, car personnellement elle n'en avait aucune idée. Peut-être était-elle censée inviter des amis, mais le salon ne pouvait pas contenir plus de cinq personnes, et, de toute façon, elle n'avait aucune affinité avec les amis d'Arnaud. D'ailleurs ce n'était pas de véritables amis, plutôt des connaissances, des liens éphémères. Arnaud était extrêmement sociable et il changeait d'amis un peu trop souvent au goût de Délia. Elle préférait nettement passer la soirée en tête-à-tête avec son amoureux. Un dîner aux chandelles... Voilà qui aurait parfaitement convenu à l'occasion. Malheureusement elle n'avait pas les moyens de lui offrir un dîner gastronomique.

Elle scrutait les vitrines, cherchant en vain une idée, lorsqu'elle longea un magasin de disques. Son cœur fit un arrêt sur image, comme s'il se rembobinait à vitesse accélérée jusqu'à l'émotion ressentie la veille. Julien. Julien était forcément dans ce magasin. Pas en personne, bien sûr, mais son CD probablement. Elle fit trois pas en avant pour passer chemin, trois pas supplémentaires pour se prouver que cela lui était complètement égal, un pas de plus pour s'éloigner de la tentation.

Puis elle se figea et se retourna pour lorgner le magasin de disque. Quel mal y avait-il à jeter un œil ? N'importe qui n'aurait-il pas eu la même réaction ? Une vieille connaissance venait de sortir un disque et elle n'allait même pas voir ça de ses propres yeux ? Fuir était louche, jeter un œil était le signe d'une saine curiosité.

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant