Chapitre 8

329 53 28
                                    

Délia verrouilla la porte derrière elle. La grisaille des immeubles qui l'encerclaient empêchait le soleil de 19 heures d'atteindre ses épaules. Elle rejoignit Arnaud dans la voiture, soulagée de quitter ce quartier l'espace d'une soirée.

Elle avait aimé cet appartement pourtant. Au début, la joie de vivre avec Arnaud avait été plus forte que les désagréments du voisinage et l'absence de jardin. Mais maintenant que les vacances scolaires approchaient et qu'elle n'avait plus de travail, la perspective de passer un été dans ces conditions lui assénait un coup au moral. Elle ne pourrait pas supporter de rester coincée dans cet appartement toute la journée, à sursauter au moindre bruit et à se retenir de riposter de peur des représailles.

Depuis deux ans, elle endurait sans broncher les remarques salaces de jeunes boutonneux qui croyaient prouver leur virilité en la rabaissant au statut de proie. Un bout de viande. C'est comme ça qu'elle se sentait lorsqu'elle se faisait surprendre par une main aux fesses alors qu'ils pétaradaient sur leur mobylette. Elle n'ouvrait jamais la porte quand Arnaud n'était pas là. Elle avait commis cette erreur une fois au début leur emménagement. D'une main légère et insouciante, elle avait répondu au coup de sonnette d'un jeune crétin qui l'avait suppliée :

– Eh, M'dame, vous pourriez me dépanner ? J'ai besoin d'une baby-sitter.

Elle avait bêtement cru qu'il parlait de sa petite sœur ou de son petit frère, alors elle avait accepté. Quelle naïveté ! Elle avait à peine fait trois pas dans l'appartement que le jeune crétin avait baissé son pantalon en lui demandant de la sucer. Elle était partie en courant et c'est seulement une fois à l'abri dans son appartement qu'elle avait pris conscience de tout ce qui aurait pu se passer. Ils auraient pu être plusieurs. Son corps aurait pu leur servir de passe-temps.

Elle avait tenté de renoncer aux jupes, mais cela n'avait pas éradiqué les regards tendancieux et les propositions déplacées. Alors elle avait choisi de s'habiller comme bon lui semblait, tout en évitant les tenues extrêmes. Elle avait cherché un juste compromis entre l'absence de provocation et l'affirmation de sa liberté. Elle avait appris à vivre avec la crétinerie qui l'entourait, en tentant de se convaincre qu'ils ne faisaient que fanfaronner auprès de leur copains mais que jamais ils n'oseraient la toucher.

– Ça va nous faire du bien de sortir un peu, lança Arnaud d'un ton guilleret. Je me demande ce que ta mère va cuisiner.

Évidemment, tout ça ne l'atteignait pas autant. C'était un garçon. Les jeunes crétins devenaient subitement silencieux lorsqu'il passait devant eux. Personne ne se moquait de ses chapeaux ni ne lui parlait comme à une prostituée. Il n'avait pas conscience de ce que subissait Délia. Elle n'avait jamais jugé utile de lui en parler. Qu'aurait-il pu y faire ? Cela n'aurait fait que le blesser. Et peut-être lui aurait-il interdit de porter des jupes, ce qu'elle n'aurait pas supporté.

En plus, Arnaud avait une conception de la vie d'artiste qui s'accommodait parfaitement avec un environnement médiocre. À ses yeux, un quotidien chaotique était presqu'un passage obligé pour tout artiste. On ne devenait pas un grand acteur sans se confronter aux affres de la vie. Délia comprenait sa vision des choses, mais avec un père disparu et une mère qui avait longtemps été alcoolique, elle estimait avoir suffisamment goûté aux affres de la vie.

Elle ouvrit la fenêtre pour observer le soleil qui paraissait aussi lourd que son cœur. Tout ça ne doit pas t'atteindre. L'important, c'est que tu as trouvé l'homme de ta vie, se murmura-t-elle intérieurement. Au même moment, le soleil disparut derrière un building, comme s'il ne pouvait cautionner ces paroles.

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant