Chapitre 70

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Lorsqu'elle ouvrit la porte de l'igloo, elle entendit la musique qui tonitruait dans le salon. C'était la musique des jours victorieux. Elle abandonna son sac sur la commode, se dirigea vers le sofa et glissa ses bras autour de son torse pour l'embrasser en penchant sa tête à l'envers.

– Alors ils ont signé ? demanda-t-elle en faisant le tour du sofa pour le rejoindre, attrapant au passage Pégase, le collant contre son cœur comme un pansement.

– Oui, les produits seront distribués dans leur magasin dès la rentrée. Tu es sortie faire une course ?

Il ne se doute de rien, pensa-t-elle douloureusement. Il ne se doute pas que son meilleur ami vient de me faire des avances. Mais elle s'était promis d'être toujours honnête avec lui.

– Non. Je suis allée prendre un verre avec Julien.

Rob attrapa la télécommande et stoppa la musique.

– Comme ça ? En tête-à-tête ?

Elle sentit, dans le silence qui s'installa, que ses paroles avaient éveillé en lui un mauvais pressentiment, ressuscité un réflexe familier. L'année précédente, elle lui avait finalement avoué avoir embrassé Julien au feu de camp. Le visage de Rob avait exprimé l'incrédulité une demi-seconde, avant qu'il hoche la tête d'un air entendu. « Tu retournes toujours vers lui », avait-il constaté avec une pointe d'amertume et de déception. Et elle avait eu l'impression d'entendre l'écho de sa véritable pensée : Je ne pourrai jamais te faire confiance.

– Il a appelé. Il voulait me parler de quelque chose, se mit-elle à expliquer en sentant le stress affluer dans tout son corps et déteindre sur sa voix. Ça avait l'air urgent, alors j'y suis allée.

Le visage de Rob s'assombrit comme s'il avait deviné. Elle détestait le voir comme ça. Presque défiguré par une sorte de masque. En ce moment, il ressemblait vraiment à un soldat. Les traits durs, imperméables à toute émotion. Ce n'était pas lui. Elle ne supportait pas la disparition subite de ce visage qu'elle aimait tant, de son sourire qui faisait s'envoler le petit grain de beauté, de son regard pétillant. Elle comprit que, si elle ouvrait la bouche, elle ne verrait peut-être plus jamais ce visage-là.

– Et ? demanda Rob d'une voix neutre qui paraissait déjà résignée.

Elle s'était promis de ne jamais lui mentir. Mais là il ne s'agissait pas uniquement de mentir, il s'agissait de briser une amitié vieille de vingt ans. Une amitié si belle si solide qui avait uni Rob et Julien envers et contre tout et qu'elle pouvait, par son seul désir d'honnêteté, envoyer valser dans le néant.

Parfois à l'adolescence il lui était arrivé de se sentir vexée car jamais malgré tous ses va-et-vient entre l'un et l'autre, elle n'était parvenue à créer de dispute entre eux. Elle avait alors eu le sentiment de ne pas être suffisamment importante à leurs yeux. Mais, cette fois, elle savait que ses révélations jetteraient un froid irrévocable. Cette fois, elle savait que Rob ne pardonnerait pas à Julien. Pouvait-elle faire ça à Rob ? Pouvait-elle faire ça à Julien ?

Dire la vérité paraissait le geste le plus égoïste et le plus cruel du monde.

– Et... Il m'a demandé des conseils pour la décoration du mariage.

Le masque de Rob se fissura un peu, mais il conserva une expression butée comme si le mensonge de Délia ne lui avait procuré aucun soulagement. Au contraire, il paraissait à présent encore plus tracassé.

– Moi, il ne m'a toujours pas demandé d'être son témoin, confessa-t-il d'un air blessé. Je ne comprends pas pourquoi. C'est vrai qu'on on a été moins proches ces dernières années, mais Thibault sera le témoin de sa sœur et... Je ne sais pas, ça m'aurait paru logique qu'il me choisisse comme témoin. Mais je suppose qu'il a préféré prendre un de ses supers nouveaux amis du show-biz. Il t'a dit quelque chose ?

Délia avait de la peine de ne pas pouvoir dire à Rob que, si Julien ne l'avait pas choisi, cela n'avait rien à voir avec lui. C'était elle la responsable.

– Peut-être qu'il n'a pas encore choisi, avança-t-elle. Tu sais comment il est... L'engagement, c'est difficile pour lui. Je crois qu'il n'a pas encore réglé les derniers détails concrets.

Rob s'empara de la télécommande pour remettre la musique, tout en baissant légèrement le volume.

– Tu sais comment on s'est rencontrés ?

Délia secoua la tête négativement.

 – À la maternelle, tout le monde lui tirait les cheveux et se moquait de lui parce qu'il ne parvenait pas à écrire son prénom correctement. Moi je suis arrivé au milieu de l'année scolaire. Après l'accident de mon père, on a déménagé. Mon porte-manteau était juste à côté du sien. Quand j'ai vu écrit « Linju » au-dessus de son manteau, j'ai dit : Ah il est chouette ton prénom. C'est de quel pays ? Et lui – Rob se mit à sourire en évoquant ce souvenir – il m'a répondu : Je viens de Tasmanie, c'est pour ça que j'ai les cheveux frisés. Il avait tellement peur qu'on le rejette à cause de sa dyslexie qu'il a attendu le CP pour m'avouer qu'il s'appelait Julien, mais qu'il ne parvenait pas à l'écrire. Évidemment, j'avais compris bien avant, mais je ne disais rien. Comme lui il ne disait rien quand mon père venait me chercher avec ses béquilles. C'était le seul à ne pas se moquer en hurlant : Eh, ton père, c'est un handicapé ! On s'est toujours soutenu et entraidé. Je le considère comme mon frère.  

Elle posa la tête sur son épaule, tout en malaxant la fourrure de Pégase qui dormait sur ses genoux, en se disant qu'elle avait bien fait d'avoir menti. C'était sans doute le seul mensonge dont elle pouvait être fière. Cette amitié-là ne méritait pas de s'éteindre, surtout pas à cause d'elle. Julien avait eu un moment de faiblesse, un instant de panique. Elle avait le droit de lui en vouloir, mais elle n'avait pas le droit de porter le coup de grâce à cette amitié.

Elle prit la main de Rob et, tout en la serrant, déclara sincèrement :

– Je ne vois pas qui d'autre que toi pourrait être son témoin. Je suis sûre qu'il va te téléphoner d'un jour à l'autre.

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Hello,

J'espère que vous n'êtes pas trop ensommeillés... Je sais que ce chapitre est court, mais c'est la suite des chapitres postés hier et logiquement il aurait dû être posté hier mais je n'avais pas eu le temps de le retravailler.

Il faut que je vous prévienne qu'on est tout proche de la fin... Il ne reste plus qu'un long chapitre que je décomposerai peut-être en deux parties, je ne sais pas encore. Une chose est sûre : le tome 2 devrait être fini avant la fin de l'année. Ne soyez pas trop tristes. Vous aurez l'occasion de me retrouver à travers d'autres projets. Et pour le moment l'histoire n'est pas finie.

En tout cas merci à chacune d'entre vous (je ne dis pas chacun car je ne crois pas qu'il y ait des mecs qui lisent cette histoire).

 Gros bisous

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant