Chapitre 4

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À 23 h 49, Délia rinça une barquette de framboises et se pressa d'allumer la télévision avant de s'installer confortablement dans le canapé. Elle avait préféré lire plutôt que de regarder l'émission depuis le début – c'était une émission culturelle réputée ennuyeuse –, mais elle avait apparemment manqué les premières minutes du passage d'Arnaud.

Sur l'écran, le présentateur posait des questions à la vitesse d'une mitraillette. Arnaud se défendait plutôt bien, même si on l'interrompait constamment par une remarque semi-humoristique. Vas-y ! Ne te laisse pas démonter ! pensa-t-elle, en déposant une framboise sur sa langue, préférant la laisser fondre plutôt que de la croquer.

Soudain la caméra changea de plan. Délia cracha sa framboise et bascula à la renverse, comme si elle venait d'être électrocutée. Littéralement, elle tomba du canapé, lâchant sa barquette de framboises qui se dispersèrent sur la moquette comme autant de petites billes colorées. Elle s'approcha de la télé en rampant, aimantée par la décharge qu'elle venait de recevoir, sans se soucier du nombre de framboises qu'elle écrasait.

Non !

La caméra était revenue encadrer le visage d'Arnaud qui était parvenu à révéler qu'il était le mystérieux inconnu dont les fesses avaient mis en émoi tout le festival de Cannes. Une certaine frénésie s'était emparée du plateau. Pourtant ses mots jaillissaient comme des sons vides qui passaient par-dessus la tête de Délia pour se confondre avec le clapotis du robinet de la cuisine. Ploc-Ploc. « Oui, j'ai pas mal de castings en vue. » Ploc-Ploc. « Non, je ne peux pas vous révéler si je ferai partie du prochain film de Tristan Bismarck. » Ploc-Ploc. « C'est vrai ? Merci du compliment. » Ploc-Ploc. Les yeux rivés à l'écran, Délia n'attendait qu'une chose : que la caméra délaisse Arnaud pour détailler les autres invités, que l'image démente ce qu'elle avait cru apercevoir.

Lorsqu'Arnaud eut fini de parler, le présentateur annonça :

– Et maintenant, place à un petit instant de grâce avec les vallons verts. Veuillez applaudir Julien Loiseaux !

Délia resta scotchée à l'écran, envoûtée, empoisonnée, terrifiée, exaltée. Son cœur avait cessé de battre, ou alors il battait si fort qu'elle ne pouvait plus en distinguer la cadence.

Là, à quelques centimètres d'elle, un visage qu'elle pensait ne plus jamais pouvoir contempler.

Tenant sa guitare sur ses genoux, quelques boucles cascadant sur son front, Julien posait son médiator. Alors c'était donc lui, le chanteur à la horde de fans qui exaspérait Arnaud. C'était donc lui l'homme dont elle avait prédit, quelques heures plus tôt, qu'il passerait à la trappe.

Mais il n'existait pas de trappe suffisamment grande pour se refermer sur Julien. Aucun talent, aucune chemise vert clair, aucun chapeau à plume ne pouvait lui faire de l'ombre. Il n'avait pas commencé à chanter que déjà sa présence envahissait l'écran, inondait le salon, recouvrant le bruit du robinet qui fuyait.

Délia se recula, comme intimidée, pour aller se blottir dans le divan.

La dernière fois qu'elle avait croisé Julien, c'était sur le trottoir menant à l'université, cinq années plus tôt. Leur rencontre n'avait pas duré plus de cinq minutes, pourtant elle se rappelait avoir ressenti que sa vie aurait pu basculer si Julien l'avait décidé. S'il lui avait demandé de le suivre à l'autre bout du monde, par exemple, elle n'aurait pas refusé. Ce jour-là, elle était encore à sa merci. Il possédait sur elle un pouvoir à nul autre pareil.

Aujourd'hui, tout était différent. Arnaud avait éclipsé Julien dans son cœur. Mais ce fil invisible qu'on nomme l'imagination avait continué à vibrer, la reliant au géant tout au long de ces cinq années. Elle se l'était représenté en homme rangé, marié et père de famille. Des images déplaisantes mais crédibles. Comme elle se rappelait son souhait de devenir ingénieur du son, elle lui avait construit un quotidien dans l'ombre d'un studio. Jamais elle ne l'aurait cru attiré par les feux des projecteurs, lui qui était si secret, si mystérieux. Elle ne le savait même pas capable de chanter ni de jouer d'un instrument.

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant