Chapitre 6

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Lorsqu'elle franchit les barrières antivol, Délia se sentit gênée. Comme si elle s'était introduite dans la garde-robe de Julien pour lui subtiliser un caleçon. Elle tenta de se convaincre que sa gêne était non-fondée. Il n'y avait aucun rapport entre un caleçon et un CD vendu publiquement. Néanmoins, il y avait plus de monde qu'elle ne l'aurait souhaité et ne la quittait pas cette sensation absurde que tous ces gens venaient dans ce magasin pour acheter de la musique, tandis qu'elle venait y chercher quelque chose de plus intime. Plus intime encore qu'un caleçon.

Elle se dirigea d'un pas fébrile vers le rayon pop-rock, cherchant des yeux la lettre L. Celle-ci semblait énorme, comme un panneau de signalisation indiquant un danger imminent.

Elle se glissa timidement entre un type intégralement vêtu de cuir aux doigts envahis de bagues qui furetait parmi la lettre M et une femme qui avait le regard perdu, comme si la lettre qu'elle cherchait avait soudainement disparu de l'alphabet.

Délia commença à passer en revue les boîtiers, les mains moites, avec toujours cette sensation absurde de fouiller dans le tiroir à caleçons de Julien. Lorsqu'elle avisa les deux derniers boîtiers, elle avait la fièvre au bord des yeux. C'était un moment si dense en émotion qu'elle aurait voulu que tous les clients disparaissent. Elle n'était pas certaine d'avoir envie de voir apparaître le visage de Julien alors qu'elle était coincée entre un métalleux et une femme à l'air revêche. Elle ne s'était pas autorisée à regarder la pochette sur Internet, mais maintenant que son front perlait de sueur, elle se disait qu'il aurait mieux valu atténuer l'effet de surprise.

Lorsqu'elle s'empara du dernier boîtier, elle se retrouva face à une vache qui tenait en bouche un revolver. Trois secondes de stupéfaction et de désolation s'installèrent avant qu'elle ne réalise que ce n'était pas le CD de Julien. Elle ressentit un grand soulagement, assorti d'une pointe de déception. Par mesure de précaution, elle repassa tous les CD's en revue, ce qui sembla agacer la femme qui s'éloigna vers un autre rayon.

Une fois sûre et certaine que sa quête était vaine, Délia se dirigea vers la sortie, la conscience plus légère. Finalement, c'était mieux ainsi. Le dilemme était clos.

En traversant les rayons, elle aperçut la femme qui s'était éloignée d'un air désapprobateur – celle qui semblait chercher une lettre imaginaire – fouillant frénétiquement parmi la variété française. Délia marqua un temps d'arrêt. Et si elle avait cherché au mauvais endroit ? Certes, les chansons de Julien appartenaient au registre pop-folk et Julien aurait sans doute poussé un cri d'horreur en se voyant étiqueté « variété française », mais après tout il ne chantait pas en chinois.

Prise d'un espoir fulgurant, elle se dirigea en toute hâte vers le rayon où elle se retrouva à batailler avec la femme pour passer en revue la rangée des L. Mais celle-ci refusa de lui céder sa place. Délia l'observa un instant de profil. Elle avait la peau étouffée de fond de teint et les cils empaquetés de mascara, exactement comme une adolescente qui viendrait de découvrir le maquillage, sauf qu'on voyait des rides poindre au coin de ses paupières. Lorsqu'enfin la main rivale brandit un CD, Délia soupira à l'idée d'avoir enfin le champ libre.

Jusqu'à ce qu'elle avise la pochette. Son cœur ne fit qu'un bond.

– Hé ! s'écria-t-elle en tendant la main pour s'approprier le CD.

Mais la femme eut le reflexe instantané de lever le bras – malheureusement elle portait des compensées de vingt centimètres.

– Je l'ai vu la première, décréta-t-elle d'un ton sec.

Délia s'excusa, prenant conscience de l'infantilité de sa réaction. Il y avait sans doute un autre exemplaire. Inutile de se faire la guerre.

Alors qu'elle glissait sa main parmi les boîtiers, une voix triomphante l'interrompit :

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant