L'Attente est une chose étrange. Invisible présence qui confisque la clef du temps. Rien ne se passe et, pourtant, chaque seconde est cruciale, chaque seconde pourrait sonner la fin de l'Attente. L'Attente suspend la vie, donne au vide une densité qui remplit le cœur, le rendant imperméable à tout autre sentiment.
Combien de temps fallait-il pour réaliser le montage d'un clip vidéo ? Délia avait interrogé Google et, même si les réponses divergeaient, elle en était arrivée à une seule et même conclusion : Julien allait l'appeler d'un instant à l'autre. D'un instant à l'autre, elle se retrouverait blottie entre Rob, Julien et Thibault sur un canapé et ils rigoleraient tous les trois de la tête qu'elle avait à l'écran.
Le pire, c'est que tous les appareils électroniques complotaient pour lui faire croire que son portable allait sonner. Elle était à son ordinateur ou devant la télévision, absorbée par une tâche qui lui permettait d'oublier Julien, lorsqu'un bourdonnement grésillant ravivait l'espoir. En quelques secondes, elle avait le temps d'élaborer une conversation, une réconciliation, les images et les sentiments déferlaient dans son cœur à la vitesse de l'éclair – impressionnant le nombre d'images que son esprit avait le don de forger en si peu de temps. Cela ne durait que quelques secondes au bout desquelles le bourdonnement cessait. Mais parfois, et c'était encore pire, il se prolongeait en une sonnerie, alimentant davantage son imagination – à la vitesse à laquelle celle-ci fonctionnait, elle avait le temps de se projeter dans les cinq prochaines années et de se voir monter les marches des MTV Awards, accrochée au bras de Julien.
Au final, cela se terminait toujours de la même façon. Par une cruelle déception.
Elle n'allumait plus la radio. La radio faisait partie de la conspiration elle aussi. Quand elle ne tombait pas sur une chanson de Julien, elle avait droit à une chanson qui lui faisait penser à Julien ou à une chanson que Julien avait jouée au feu de camp. Toutes les chansons paraissaient contaminées à présent. Il lui suffisait d'entendre quelques accords de guitare et boum ! elle se retrouvait catapultée au milieu d'une forêt enténébrée.
Ce qu'il lui aurait fallu, c'était une chanson liée à Arnaud. Elle l'aurait écoutée en boucle pour ne plus penser à Julien. Malheureusement il n'y en avait pas. Elle avait écouté des tas de chansons avec Arnaud mais aucune n'était exclusivement associée à son petit ami. Sur chaque chanson, il y avait comme un résidu, une poussière, un souvenir préexistant à l'arrivée d'Arnaud.
Attendre des nouvelles de Julien, elle avait vécu ce genre de situation cent mille fois durant son adolescence. Pourtant le silence de Julien ne lui avait jamais paru aussi insupportable, cruel, inexcusable. Il continuait à apparaître dans les médias, prouvant qu'il n'était devenu ni amnésique ni muet et qu'il était tout à fait capable de se servir d'un téléphone.
Parfois elle était tentée de demander à Rob des nouvelles du géant, mais toujours elle se ressaisissait, de peur de froisser Rob, de peur qu'il ne devine.
Un nombre impressionnant de bougies fut écoulé tout le long que dura l'Attente. Les odeurs se superposaient dans l'appartement. De l'accord pêche-fleur d'oranger d'Innocence au trio épicé de Vengeance, en passant par le souffle iodé de Première rencontre. Sa collection savamment élaborée au fil des années qui ne connaissait d'ordinaire qu'un sacrifice mensuel s'évaporait à vue de nez, libérant une cacophonie d'émotions. La fève tonka la propulsait dans le monde crémeux de l'enfance, la mousse de chêne au cœur des sous-bois, la fleur de frangipanier sous la lumière dorée d'un autre continent. À défaut de se saouler, Délia s'enveloppait de parfums d'évasion.
Arnaud, dont l'odorat n'avait pas l'habitude d'être autant sollicité, supportait tant bien que mal ce tourbillon de senteurs. Jusqu'au jour où, poussant la porte de l'appartement au retour du travail, l'atmosphère lui parut irrespirable, saturée de quelque chose de néfaste. Ce n'était pas tant l'odeur qui lui déplaisait que cet incontournable rituel. Le parfum de la colère lui monta au nez.
Il entra dans la chambre où Délia était allongée sur le lit, les yeux rivés au plafond.
– J'en peux plus ! explosa-t-il. Tu comptes rester dans cet état longtemps ?
– J'ai pas le droit de me reposer ?
– Si, mais j'en peux plus de te voir brûler bougie après bougie comme si tu allais mourir demain et qu'il fallait que tu respires toutes les odeurs du monde avant de t'en aller. Au cas où tu l'aurais oublié, je suis en train de préparer un rôle important, un rôle qui pourrait changer le cours de ma vie, et un peu de soutien de ta part ne serait pas de trop. Tu voulais tourner dans ce clip, je t'ai laissé faire. Tu voulais apprendre à conduire avec Rob, je t'ai laissé faire. Alors dis-moi, maintenant, qu'est-ce que tu veux ? S'il y a un problème entre nous, parlons-en ! Mais j'en ai marre de rentrer à la maison et de me demander : « Tiens, ça sent la pistache, qu'est-ce que je suis censé en conclure ? »
– OK, je vais arrêter. Il ne reste plus que trois bougies de toute façon.
– Mais tu ne comprends pas ! Il pourrait en rester une ou cent mille, ce n'est pas le problème ! Le problème, c'est toi. Ou nous. Est-ce que je dois m'inquiéter pour nous ?
Il s'assit sur le bord du lit. Elle se tourna vers lui et tendit une main pour la poser sur sa cuisse.
– Non, tout va bien entre nous. Je traverse juste un petit passage à vide. Mais je vais me ressaisir, je te le promets.
Il se pencha pour lui embrasser le front :
– Tu as le droit de ne pas aller bien, mais je préférais t'entendre te plaindre plutôt que de te voir enfermée dans ta bulle et me sentir exclus. Je suis sûr que tu finiras par trouver un éditeur. Je crois en toi.
Délia serra les dents. Il croyait que c'était parce qu'elle n'arrivait pas à se faire éditer qu'elle était dans cet état. Elle n'eut pas le courage de démentir. Qu'aurait-elle pu dire de toute façon ?
– Et si je venais te voir à l'entraînement demain ? proposa-t-elle pour se faire pardonner.
Le lendemain, elle put constater à quel point Arnaud avait fait des progrès. Pas au point de ressembler à un boxeur professionnel, mais ses gestes étaient plus précis et il dégageait enfin de la rage, une véritable agressivité. Délia se demanda s'il fallait y voir l'influence des précieux conseils du Tigre ou de leur couple battant de l'aile.
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Hier n'est jamais loin
RomanceElle pensait les avoir oubliés... Mais le Passé n'aime pas qu'on lui tourne le dos. En couple depuis cinq années, Délia vit une idylle parfaite avec Arnaud. Mais son cœur a-t-il réellement renoncé à ses trois amours de jeunesse ? Lorsque sonne l'heu...