Chapitre 9

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Après avoir déposé deux baisers sur les joues de sa mère, Délia s'accroupit et héla d'une petite voix enfantine :

– Eh oh, mes bébés ! Je suis là !

La queue fouettant l'air à cent à l'heure, la truffe en extase, Messie fut le premier à apparaître. Il tourna autour d'elle en la reniflant avant de lui sauter dessus. Puis il fit une roulade à ses pieds pour lui offrir son ventre. Alors qu'elle le caressait, Lollipop arriva d'une patte traînante et lui envoya un coup de langue sur la joue qui semblait dire : « Contente de te revoir. » « Moi aussi », lui répondit Délia en la grattouillant derrière l'oreille. Toutes les tensions se dissipaient lorsqu'elle était avec ses chiens. Si seulement elle avait pu les ramener chez elle, son quartier lui aurait paru moins menaçant. Non pas que Lollipop et Messie eussent la moindre aptitude à devenir des chiens de combat, mais ils lui auraient insufflé en permanence ce brin de sérénité dont elle avait besoin.

– Vous savez comment cuisiner une truite ? s'enquit Arnaud en s'asseyant dans le sofa à côté d'un girafon géant.

– Vous pêchez ? s'étonna Mme Lafleur en prenant place en face de lui, sur un fauteuil recouvert d'un plaid avec des motifs de safari.

– Pas vraiment, mais nos voisins sont très généreux. Ils avaient de la truite en rab, alors ils nous en ont offert, répondit-il en lançant un regard de connivence à Délia.

– Oh, c'est vraiment charmant de leur part ! Je dois avoir une recette dans mes livres de cuisine.

Délia sermonna son petit ami du regard. Arnaud avait le don pour transformer n'importe quel drame en plaisanterie, mais en ce moment elle désirait laisser ses soucis à la maison.

Elle voulut déplacer le girafon pour s'asseoir dans le canapé à côté d'Arnaud. Mais une fois la peluche en main, elle regarda autour d'elle et ne trouva aucune surface libre où la déposer.

La maison était à présent encombrée de girafes – oui, de girafes. C'était une chose normale selon le médecin qui suivait sa mère : les personnes ayant longtemps souffert d'addictions ont tendance, une fois sevrées, à remplacer leurs précédentes addictions par de nouvelles, en l'occurrence dans le cas de Mme Lafleur par un amour soudain pour les girafes ainsi que pour le café.

Ces deux nouvelles addictions étaient moins néfastes que la précédente, il n'y avait pas lieu de s'en inquiéter selon le médecin, mais le tempérament de Mme Lafleur avait fortement changé. Évidemment boire trois litres de vin ou trois litres de café n'a pas le même effet sur l'organisme. Mme Lafleur ne dormait plus que cinq heures par jour (au lieu des douze heures habituelles) ; c'était devenu un vrai boute-en-train. Elle pouvait faire jusqu'à cinq lessives par jour et cuire un gigot de sept heures tout en époussetant ses girafes.

L'avantage de cette métamorphose, c'est que Délia, qui durant toute son adolescence avait été gênée d'amener ses petits amis à la maison – à cause du désordre, de la saleté et de sa mère ronflant sur le divan – n'avait plus à rougir de l'hospitalité familiale.

L'appartement brillait comme un sou neuf, sans pour autant avoir ce côté froid, déshumanisé que peuvent dégager certains intérieurs trop bien entretenus. Non, on s'y sentait bien, entouré – sans doute était-ce l'effet girafes.

– Il te faudrait une deuxième maison pour entasser toutes tes girafes, la taquina Délia en se laissant choir dans le canapé, le girafon sur les genoux.

– Oh, je sais. Il faut que je m'arrête.

– Si ça te fait plaisir...

– Quand je serai grand-mère, peut-être...

Hier n'est jamais loinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant