Tome 2-Ch 13-Damien

10.5K 813 26
                                    


Il y a quelques années d'ici, je n'imaginais pas revenir vivre chez ma mère, encore moins en train d'astiquer les moindres rainures de son mobilier vieillot. Sauf que les choses ne se sont pas passées comme prévues. Elle sifflote sur l'air d'accordéon que diffuse la radio, alors que je n'ai qu'une hâte : sortir d'ici, retrouver un semblant de calme, d'intimité. J'en viens même à m'imaginer dans une vieille chambre de motel, juste pour être seul. J'adore ma mère, mais elle a le don pour parler sans s'arrêter. Je me demande même comment fait-elle pour ne pas être essoufflée, au vu de son débit de paroles inégalé.

—Et tu vois, ce meuble-ci date de l'époque du début de mon remariage. Josh et moi nous promenions dans sa Chevrolet, quand, en passant dans un quartier où les maisons étaient plus belles les unes des autres, nous l'aperçûmes. Une jeune dame l'avait sorti de chez elle pour s'en débarrasser et...

Blablabla... Cette histoire de meuble récupéré, elle a dû me la raconter quarante fois, si pas plus. Alors je frotte ce meuble, perdu dans mes pensées, ajoutant de temps à autres un « hum-hum » ou un « bah si, je t'écoute 'man ». La seule chose qui m'importe, et que je n'ai pas osé demandé à ma mère par peur des questions que j'aurais en retour, est : pourquoi Elisa n'a-t-elle pas amené Eden aujourd'hui ?
Hier soir, elle faisait celle qui gérait bien la situation, et j'avais cru comprendre que ma proposition lui convenait, mais j'ai dû me tromper. Elle doit être énervée, ou triste encore que j'ose lui demander une relation purement platonique. J'espère tout de même qu'elle ne le tiendra pas trop éloigné de moi, sinon je serais obligé d'intervenir. À moins qu'elle soit malade, et qu'elle n'aille pas bosser aujourd'hui... C'est une excuse crédible aussi, ça, non ? Je n'en sais rien... Peut-être que je devrais demander à Connor de jeter un œil chez elle, vu que lui et Mélanie filent le parfait amour.

—Damien, rit ma mère, ça fait plus d'un quart d'heure que tu époussettes le buffet. Tu peux passer à autre chose, tu sais ?

Je redresse la tête, la regarde et esquisse une moue pitoyable pour qu'elle ne sache pas à quel point je me sens nul.
—Euh ouais... J'ai la tête dans le cul, pardon.
Je pose le chiffon sur le bois qui luit tellement je l'ai frotté et file sur la terrasse, prendre l'air.

J'allume une clope, avalant et recrachant la fumée tout en me détestant. Je l'aime cette nana, je n'ai qu'une seule envie : celle de me perdre en elle et de ne jamais plus m'éloigner de ses bras. Mais je ne peux pas... Je ne peux pas lui demander de me réconforter lorsque c'est moi l'assassin, je ne peux pas lui demander de sécher mes larmes, alors que les siennes sont infiniment plus nombreuses. Je ne peux pas lui implorer de m'aimer, alors que je l'ai abandonnée... Les ai abandonnés.

Tandis que d'un geste, j'écrase mon mégot, mon téléphone se met à vibrer. Je le tire de la poche de mon jeans et retiens mon souffle quand je constate que c'est Alexandro. Putain... Qu'est-ce qu'il me veut, lui ? Je pensais que c'en était fini, qu'il ne ferait plus chier et que de ma vie, il était sorti.

Alexandro : Cher frère... Je suis ravi de savoir que tu as enfin décidé de la laisser tranquille. J'aime la réconforter quand tu ne veux plus d'elle...

Je. Vais. Gerber.

Mon ventre se contracte tellement que j'en ai des crampes, mon sang boue tant que des gouttes de sueur perlent sur mes tempes. Je tape une réponse des plus tranchantes, avant de l'effacer.

—Fait chier !

Mon juron résonne dans le jardin, une chaise craque sous le coup de pied que je lui assène. Putain si jamais, elle a été le voir hier... Non, elle n'irait pas après tout ce qu'il s'est passé ? Je tente de calmer ma respiration bien trop rapide. Non, non, non... Elle ne peut pas avoir été le voir... Mais ma conscience me hurle de sa voix moralisatrice : comment est-ce qu'il sait ça, alors ? Et puis, t'as vu comment tu t'es comporté avec elle ?

Ouais, comment il sait ce qu'il se passe entre elle et moi ? Putain elle a intérêt de me dire où elle...
Je respire.
Non, elle n'a rien à me dire, elle n'a pas de compte à me rendre, même si ça me fait chier qu'elle ait été le retrouver hier soir.
Faut que je passe le voir, que je lui montre que je suis de retour, et que même si elle n'est plus en couple avec moi, que ce n'est pas pour autant qu'il a le droit de tourner autour d'elle.

Je range mon portable, entre dans la maison sous le regard inquisiteur de ma mère. Faut que j'aille le voir ce con.

—Damien ? Tu pars ?

Je m'assois sur les marches de l'escalier, enfiler mes pompes et rehausse la tête pour la regarder. Elle tient son chiffon dans ses deux mains serrées, comme si la peur de me voir à nouveau disparaître de la circulation l'anéantissait.

—Je vais simplement faire une course, marmonné-je.

—Oh...

Le parking souterrain des locaux Burn & Cie est obscur, faiblement éclairé et pue l'urine. L'odeur me file la gerbe tandis que je le traverse. Pour une entreprise riche à milliards, je ne comprends pas qu'une telle vétusté des lieux soit possible. Je file droit vers l'ascenseur, jurant intérieurement. Si jamais, il me dit qu'il se la tape, je l'égorge, sans aucune once de regret. Il ne la mérite pas, il ne mérite pas un seul de ses regards, ni aucun de ses mots. Le personnel féminin derrière le bureau de l'accueil me regarde bizarrement, se rappelant probablement de ma dernière visite ici, et décroche un téléphone. Cependant, je continue mon chemin à travers le hall, grimpe dans le premier ascenseur qui se présente à moi. Je presse plusieurs fois d'affilée le bouton du dernier étage, comme si la cabine allait monter plus vite. J'en ai ma claque de ce gars. Alexandro a toujours tout fait pour me pousser à bout. Ma vengeance s'est retournée contre moi lorsque je suis tombé raide dingue de sa femme et, j'aurais dû me douter qu'il ne lâcherait pas ainsi celle qu'il avait aimée. J'avais espéré que tout ce merdier soit fini, qu'il soit sorti de sa vie et de la mienne, par la même occasion. Mais non, ce connard est encore présent, comme un cafard qu'on ne peut exterminer. Quand le « ping » de la cabine retentit, je sors, plus déterminé que jamais.

Son assistante, assise derrière son bureau raccroche le téléphone en me regardant d'un œil noir.

—Il... Il va arriver.

Sur ces mots, les pas de mon frère cliquètent sur le sol stratifié de ses bureaux. Il n'a pas changé. Toujours la même gueule d'imbécile heureux, toujours ces éternels cheveux blonds qui rasent ses mâchoires. Son sourire des plus arrogants me fait serrer les poings.

—Mon cher Damien ! se pavane-t-il, je ne sais pas pourquoi, mais je m'attendais à ta visite !

—Ah. Ah. Ah...

Il redresse sa cravate en s'arrêtant à quelques mètres de moi, et fait un signe de tête qui se veut rassurant, à la brune derrière son bureau.

—T'es venu récupérer ta caisse dégueu ou ta copine ?

Il enfonce ses mains dans ses poches et je le fixe, de plus en plus énervé.

—Ma copine, hein ?

—Elle avait l'air si dévastée, dit-il en se dirigeant vers son bureau.

Je le suis, prêt à bondir sur lui mais retiens du mieux que je peux cette pulsion meurtrière que je ressens.

—Je ne pouvais pas la laisser ainsi, sans réconfort, crache-t-il en s'asseyant sur son fauteuil de cuir. D'ailleurs, elle a aimé que je sois là, moi. Comment peux-tu lui faire un bâtard et faire ensuite le mort ? Tu n'as donc pas de conscience, Dam ?

Sans que je ne réalise ce que je suis en train de commettre, son bureau se renverse, son fauteuil tombe en arrière, et son nez éclate son mon poing. Il crie et mes mains enserrent sa gorge alors que je hurle :

—L'approche plus ! Tu ne l'approches plus jamais !

Un ricanement sinistre lui échappe avant que les coups ne reprennent. Sale enfoiré ! Je vais le tuer, je n'en peux plus. Une gauche, une droite. Mes doigts explosent à chaque coup que je le donne.

Puis... Du sang. Sur mes mains, mon tee-shirt, sur mon pantalon.

Mon cœur rate un battement et je me fige, le souffle coupé. Je recule, frotte mes doigts rouges qui tachent encore plus mes habits. La bile me monte à la gorge, les larmes brouillent ma vue, et d'un pas peu assuré, je me relève.

—Par... Merde...

Et je pars. 

Un jour trop tardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant