Pilikili

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 Dans la bénédiction crépusculaire, quelques demeures en bois et en pierre délimitaient Pilikili. Une fine fumée rejoignait les cieux, s'extirpant des cheminées.

Baptiste n'arrivait toujours pas à réaliser à quoi ils avaient fait face, au plein milieu des steppes. Il avait même oublié de rendre son arme au chasseur après le combat, et lorsque l'Empereur des dragons lui avait tendu pour lui rendre, Mathys avait étouffé un léger rire sans joie avant de faire un signe de main.

— Garde-le, lui avait-il dit. J'en ai plusieurs sur moi.

Et Baptiste ne s'était pas gêné, acceptant ce cadeau sans s'y opposer.

Marchant entre les demeures, sur les dalles grises et robustes qui formaient une route, le groupe inspecta les alentours. Au premier abord, la sorcière et l'Empereur des dragons auraient bien cru que Pilikili n'était qu'un village calme et reposant, où les habitants prospéraient dans le silence. Puis Mathys s'arrêta soudainement d'avancer et se tourna vivement vers eux.

— Quelque chose ne va pas.

Baptiste et Justine haussèrent un sourcil. Un masque de méfiance et de sérieux était posé sur le visage du chasseur, qui regardait à sa droite puis à sa gauche.

— Comment ça ? s'inquiéta la sorcière.

— Pilikili est un village bruyant, aux rues débordantes d'hommes, de femmes, d'enfants. Et là, il n'y a rien.

Un silence s'installa entre eux. Un calme pesant, Baptiste eut l'impression terrible d'être observé. Ses doigts de mortel se refermèrent sur le manche de son arme. Le chasseur virevolta, toupie de chair et de sang, avant de leur tourner le dos et d'empoigner son fusil.

— Il a intérêt d'être là, lui, marmonna-t-il avant de soupirer. Et merde...

Sans prévenir, Mathys se remit à marcher, Justine et Baptiste le suivirent dans une confiance aveugle. L'Empereur des dragons regarda tout autour de lui, et même derrière son dos, sentant ces yeux inconnus, et peut-être même inexistants, les étudiait, les fixait, les contemplait.

Mais il n'y avait rien. Tous les volets étaient fermés, toutes les portes étaient verrouillées. Ils continuèrent tout droit, Baptiste leva les yeux : il remarqua alors, au loin, une demeure bien plus grande et impressionnante que les autres. Un véritable manoir, un mélange parfait et raffiné entre le bois et les roches polies.

Un portail de chêne et de fer protégeait le manoir, avec ses murs de pierre, ailes déployées rocheuses. Mathys tapa fortement, avec un poignet ferme et déterminé. Aucune réponse. Il recommença. Toujours rien. Le chasseur haussa les épaules.

— Tant pis !

Il poussa les deux portes qui s'écartèrent dans un grincement qui hurlait leur envie de rester ensemble pour toujours, amants voyant le gouffre cruel qui empêchait leur amour brûlant. Ils passèrent le portail, le manoir semblait encore plus grand, d'où ils étaient.

La demeure était entourée d'un jardin luxurieux, à l'herbe verdoyante, au timide lac, aux impressionnants arbres, aux fleurs parfumées et colorées. Ils suivirent un chemin en terre battue qui menait directement au perron gris du manoir. Baptiste ne voyait aucun signe de vie, à travers ces immenses vitres translucides.

Quelque chose lui tordit le ventre. L'Empereur des dragons eut peur, pendant un court moment, de briser le manche du couteau, sous l'emprise de l'angoisse naissante. Puis il se rappela qu'il était condamné à posséder la force ridicule d'un humain.

Les marches d'escalier gravies, Mathys tira énergétiquement les doubles portes de la demeure vers lui avant de pénétrer à l'intérieur du manoir, éclairé par la lumière du Soleil couchant. Baptiste et Justine ne purent que le suivre, sans rien dire, ne sachant malheureusement pas où tout cela allait les amener. Pourquoi n'avaient-ils pas tout simplement esquivé Pilikili, à la place de s'aventurer dans ce bourg fantôme ?

— Tu déconnes, sérieux ! cria Mathys, contrarié, en accrochant son fusil derrière lui, alors qu'il venait à peine de faire quelques pas dans ce long corridor. Pourquoi tu ne m'as pas ouvert ?

Le couloir était soutenu par des piliers de marbre immenses, les pas pressés du chasseurs retentirent et répétèrent cette même mélodie, au sein du bâtiment. Des escaliers menaient à un trône, quelqu'un y était assis, les yeux rivés sur ses invités imprévus.

— Mathys ?

— Ouais, en personne ! Et si tu oses dire que tu ne sais pas qui je suis...

L'homme, à la carrure peu intimidante, se leva de son siège. Il était petit et frêle, corps caché par une longue cape couleur terre, ses mains noueuses voyaient ses doigts se mariaient entre eux. Malgré sa peau peu ridée, il était loin de la passionnante jeunesse qui animait tous les Hommes d'Ydruan. Il avait un visage allongé, des yeux étriqués et marron, des cheveux courts et grisâtres. L'homme ouvrit ses bras avant d'annoncer :

— Mathys, que tu as bien grandi depuis le jour où nous nous sommes vus pour la dernière fois !

— Je sais, Frank. Tu me dis toujours la même chose quand je viens à Pilikili.

— Qui sont ces jeunes gens, derrière toi ? demanda alors ce fameux Frank.

Baptiste hocha la tête pour saluer l'homme, la sorcière lui fit un timide signe de la main. Le chasseur les présenta :

— Voici Justine et Para.

— « Para » ? reprit l'homme, comme surpris, en levant les sourcils.

— Oui, confirma la sorcière en souriant niaisement. Il s'appelle comme ça.

L'Empereur des dragons fit signe de ne pas broncher, mais il sentait l'agacement lui brûler les intestins. Que signifiait réellement ce nom ? Pourquoi était-ce si drôle, aux oreilles de Justine ?

— Écoutez, lança calmement Frank, un prénom ne désigne pas systématiquement le caractère d'une personne, n'est-ce pas ?

— C'est sûr, fit la sorcière, ce même sourire aux lèvres. Vous avez bien raison...

— Enfin, la coupa le chasseur, ils sont où, les autres ? Pourquoi le village semble parfaitement vide ? On a croisé absolument personne, même pas un paysan.

Le visage de Frank s'assombrit soudainement, malgré la lumière crépusculaire qui éclairait ses traits. Mathys, assez impatient, continua :

— Les autres chasseurs sont partis ? Ils sont où ? Jean, Gabriel, Paul, Pa...

— Morts. Ils sont tous morts.

Le chasseur eut l'impression que quelque chose venait de l'écraser, il fixa Frank avec des yeux écarquillés. Baptiste et Justine s'échangèrent des regards inquiets. L'homme lâcha un long soupir, l'Empereur des dragons put alors voir toute la fatigue qui le torturait.

— Mais ce n'est pas possible ! refusa le chasseur, hors de lui. Tu me fais marcher, c'est ça ?

— J'aimerais tant jouer avec ton incompréhension, ta peur et ta sensibilité, Mathys, mais non. Ce que je te dis est la stricte et cruelle vérité.

— Mais comment ça a pu arriver ? Merde ! Et... ne me dis pas que...

Il se tut brutalement, comme si ses cordes vocales refusaient de lui obéir d'avantage. Mathys serra les poings, fronça les sourcils puis ordonna d'une voix glaciale :

— Explique-moi ce qui se passe, Frank. Tout. Du début jusqu'à maintenant.

L'homme se rassit sur son trône, s'affalant comme si la force l'avait abandonné définitivement. Il massa son crâne en fronçant les sourcils de douleur.

Durant ce long silence, Baptiste crut entendre les mélodies plaintives des oiseaux.

UntameableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant