La lumière chaleureuse de la matinée a laissé place à un temps aussi sombre que l'humeur générale. Le brouillard, épais linceul blanc, serpente entre les troncs presque nus de la forêt. C'est comme si la nature elle-même avait voulu accompagner les âmes de ces gens dans la mort. Je ne les connaissais pas. Inès a prononcé leurs noms il y a quelques minutes et je ne les avais jamais entendus. Je me tiens debout, aux côtés de mes amis, perdue dans la foule silencieuse qui forme à présent un cercle autour des treize trous creusés dans la terre meuble et humide.-... sont morts en se battant pour défendre notre communauté, poursuit Inès dont j'avais cessé d'écouter le discours. Ces Privilégiés sont morts pour nous et méritent par conséquent honneur et respect. Nous leur souhaitons un paisible voyage, que leur âme repose en paix et qu'elle trouve le chemin.
Qu'elle trouve le chemin... Le chemin de quoi ? Inès pointe d'un geste fluide le tas de bois dressé pour l'occasion. Bientôt, d'immenses langues de feu se mettent à crépiter avant de s'élever vers le ciel dans un cortège de fumée et d'étincelles. Aaron m'a apprit qu'il s'agissait d'un rituel honorifique habituellement réservé aux guerriers. Mais Inès tenait à remercier ces Privilégiés, guerriers ou non, de la manière la plus respectueuse qui soit. Le feu sera donc, selon la tradition, alimenté en continu pendant treize jours. Un jour pour chacune des vies données pour la communauté. Après l'enterrement, je préfère rester un peu seule.
-Je vous rejoindrai avant la tombée de la nuit, je promets aux garçons. J'ai seulement besoin de réfléchir.
J'erre longtemps au gré de mes pensées et mes pas finissent par me conduire à la lisière de la forêt. Je marche calmement quand, soudain, des voix se font entendre sur la plage. Je sursaute et me mets immédiatement à couvert derrière un arbre. J'espère qu'ils ne m'ont pas vue, j'espère qu'ils ne m'ont pas vue. Au bout de quelques minutes, nécessaires à me remettre de cet accès d'adrénaline, je risque un œil en dehors de ma cachette.
Plusieurs adolescents installent un nouveau campement à l'emplacement exact du précédent, détruit durant la bataille. Mais pourquoi reconstruire alors qu'ils savent qu'un nouvel affrontement aura lieu d'ici peu ? J'attends qu'ils s'éloignent au sud et je m'enfonce de nouveau dans la forêt dense, courant dans la direction opposée. Je ressors plusieurs mètres au nord, arrivée au niveau du ponton de bois qui donne sur l'océan. L'Atlantique. Agitées par le vent, les vagues forment une étendue de creux et de bosses qui se succèdent jusqu'à se perdre dans l'épaisseur de la brume. En plissant les yeux, j'aperçois les masses sombres des bateaux qui composent la flotte présidentielle. J'ai d'abord un mouvement de recul, de peur qu'on puisse me voir aussi depuis là-bas. Mais ils sont loin, de même que ceux que j'ai croisés il y a quelques minutes. Alors je m'assois au bout du ponton, laissant mes pieds se balancer au dessus de l'eau sombre et tumultueuse.
Les nuages dans le ciel se forment et se déforment inlassablement dans le ciel, comme si eux aussi ne savaient plus vraiment où ils en étaient. Je me rappelle que Louis adorait s'amuser à trouver des formes dans les nuages lors de nos après-midi d'été à Denver. Il s'est passé tant de choses en presque six mois ! J'ai l'impression qu'il y a une éternité que je n'ai pas serré mon frère dans mes bras. Et mes parents. Je pense souvent à eux, mais j'ai l'impression que leur souvenir s'estompe à mesure que le temps passe, comme le ciel qui n'est à présent plus qu'une masse grise et uniforme. Il ne va pas tarder à pleuvoir, pensé-je.
Cela fait longtemps que je suis là, la nuit ne devrait pas tarder à tomber. Après un dernier regard vers l'horizon, je me relève et me dirige vers la forêt. Un mince ruban de fumée grise s'élève au dessus des arbres avant de se perdre dans l'immensité du ciel. Le feu sera alimenté en continu pendant treize jours, me rappelé-je. Je ramène les pans de mon manteau contre moi pour me protéger du froid qui se lève. La bataille s'est déroulée à plusieurs centaines de mètres de là, pourtant quelques débris de tentes en toile grise ont volé jusqu'ici. L'hélicoptère que nous avons utilisé pour arriver ici gît toujours sur le sable de la plage. A en juger par les parois cabossées noircies par le feu, je devine sans mal qu'il a servi de bouclier à maintes reprises durant la bataille contre les Anomalies.
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Anomalie [ EN RÉÉCRITURE ]
Science-Fiction"-Et pourquoi on n'essaierait pas quand même ? opposé-je. Vous avez vraiment envie de rester ici sans rien faire ? Pas moi. De toute façon, qui ne tente rien n'a rien et puis même si on se fait attraper en essayant de changer les choses, ça vaudrait...