Amitié

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– Voyez-vous ça ! S'exclame le vieil homme derrière moi.

Je sens la lame quitter mon dos et il vient se placer entre nous, un grand sourire sur le visage.

– C'est parfait, reprend-il. Maintenant, si l'une désobéit, je n'ai qu'à punir l'autre, cela devrait éviter trop d'insubordination de votre part. C'est clair ?

Un air horrifié se peint sur le visage de ma cadette. Ce n'est qu'à ce moment-là que je remarque les bleus sur ses bras, les cernes autour de ses yeux et sa maigreur. Elle a visiblement eu du mal à s'adapter à cette vie, et même maintenant après plus de vingt semaines*, ça a l'air difficile pour elle d'effectuer la part du travail qui lui est assignée.

Je voudrais la serrer contre moi, la rassurer, lui dire que je suis là, que tout va bien... la lame toujours sur sa gorge m'en dissuade.

Larina n'a jamais été très adepte des activités physiques, et apparemment cette vie n'a pas aidé à améliorer son état. Comme elle n'a pas fait ce qu'on lui demandait elle a dû être privée et c'est un cercle vicieux.

– Est-ce que c'est clair ? Insiste l'homme.

Nous acquiesçons toutes les deux et, sur un signe de l'homme, ma sœur retrouve sa liberté.

Nous nous enlaçons un long moment, mais nous sommes à nouveau interrompues par le seul homme qui reste dans la salle - je n'ai même pas remarqué le départ du garde -.

– Je vous rappelle que vous avez du travail. Mais je me sens d'humeur généreuse : vous allez pouvoir travailler toutes les deux au champ aujourd'hui. Profitez-en bien c'est sans doute la dernière que je le ferais comme ça. Si vous vous retrouvez ensemble à nouveau ce sera par hasard et rarissime.

Nous nous séparons à regret sans un mot et quittons enfin la bibliothèque après un léger salut de la tête.

Une fois la lourde porte refermée derrière nous, je soutiens Larina qui marche appuyée sur moi, mais avant que nous n'ayons fait dix pas, le garde nous interpelle :

– Vous ne devez pas repartir seules. Que vous a dit Orwil ?

Je devine qu'Orwil est le nom du vieil homme, aussi je répond :

– Il nous a dit que nous allons travailler toutes les deux au champ.

– Vraiment ?

– Oui. Demandez-lui si vous voulez.

Il nous regarde un instant sans rien dire puis nous fait signe de le suivre. Nous obéissons et il nous reconduit à l'extérieur. Le travail reprend comme si de rien n'était.

Je passe la journée à lutter pour ne pas m'effondrer de fatigue afin de soutenir ma cadette et les autres qui labourent la terre avec nous.

Nous faisons la queue le soir pour un bol de soupe de légumes, et nous avons de la chance d'arriver en dernier finalement puisque nous avons droit au fond de la marmite, bien plus épais et nourrissant que le haut.

Nous mangeons rapidement puis je dois quitter ma sœur pour me rendre dans la pièce qui nous sert de chambre.

Je m'allonge près de Cahne, que j'apprécie de plus en plus. C'est une fille un peu plus jeune que moi, brune avec de grands yeux noisette. Elle a été esclave toute sa vie, et je trouve son courage et la joie de vivre qui lui reste exemplaire.

Elle ne l'admet pas, mais c'est une des personnes les plus fortes que je connaisse.

Je me tourne longtemps sur ma paillasse. Les retrouvailles avec ma sœur me font très plaisir, et je suis soulagée de savoir qu'elle va bien, mais sa présence fait remonter beaucoup de souvenirs douloureux de personnes dont je n'ai pas de nouvelles. Ma mère. Erwin. Mon cousin, dans une moindre mesure.

Me souvenir est douloureux, mais je ne veux pas les oublier. Pendant des heures, je reste allongée, mon Anatare serrée dans dans la paume de ma main, à me remémorer tous les bon moments passés.

J'entends soudain un murmure à la fenêtre, qui n'est pas tout à fait semblable à celui du vent.

Je me tourne dans cette direction en me redressant, et quand je vois la tête d'Aren s'encadrer dans l'ouverture je n'en crois pas mes yeux. Je me lève précipitamment en faisant le moins de bruit possible et la rejoins. Je lui demande dans un souffle :

– Mais qu'est-ce que tu fais ici ?

– Je les ai vus t'emmener. Je suis simplement venue m'assurer que tu vas bien, et que tu es bien traitée.

Je suis abasourdie. Je ne comprends pas pourquoi elle a fait ça. Pourquoi elle a prit le risque de fuir la propriété de Denoran, de se faire voir ici, tout ça pour être sûre que je vais bien ?

Elle sourit quand je lui fait part de mon incompréhension et me répond :

– La liberté n'induit pas l'égoïsme, et il n'est pas de personne plus libre que celle qui agit parce qu'elle pense ses actes justes. Je tiens à toi Jana, même si au fond nous nous connaissons peu, et je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit.

Je réplique avec un regard inquiet en direction de mes colocataires. Heureusement, tous dorment toujours à poings fermés.

– Mais tu... Tu ne devrais pas te mettre en danger comme ça. Si on te voit... Écoute, retourne sur la ferme, la vie ici est beaucoup plus dure que là-bas et je ne veux pas que toi aussi subisse ça.

Cette fois elle laisse échapper un petit rire que je ne lui avait jamais entendu et reprend soudain un air sérieux pour me dire :

– Jana, ils ne me trouveront que si j'en ai envie. Je me suis entrainée des années pour ça. Et d'autres choses. Ne t'en fais pas pour moi. Je vais t'aider à sortir de là.

– Bien sûr que si je m'en fais pour toi Aren ! Tu es mon amie, et tu viens là, comme ça, alors que c'est un risque énorme et je ne veux pas que tu le prenne. En plus, je ne peux pas partir...

– Pourquoi tu ne pourrais pas ? Tu crois qu'ils nous verront ?

– Non... Non ce n'est pas ça... Il y a... ma petite sœur est ici. Je ne peux pas la laisser...

– Eh  bien nous allons l'emmener aussi.

– Aren c'est très gentil mais... le risque est trop grand. Tu n'as pas idée de ce que nous risquons si on se fait prendre, et ni Larina ni moi n'avons d'entraînement pour tout ça...

Elle réfléchit une seconde puis plante son regard dans le mien :

– Bien. Puisque tu veux rester... je repars. Mais fais attention à toi.

– Toi aussi...

Elle esquisse le geste pour partir quand je le retiens :

– Aren ?

– Oui ?

– Merci. Merci d'être venue.

Elle sourit puis part pour de bon. Je retourne me coucher près de Cahne, et je me tourne quelques minutes sur la paillasse avec le désagréable sentiment d'avoir oublié quelque chose. Jusqu'à ce que soudain je sache ce qui me dérangeait. Ashkore. Je n'ai pas demandé de nouvelles à Aren ! Et maintenant c'est trop tard pour ça... Je sens les larmes me monter aux yeux. Je crois que j'ai ressassé trop de souvenirs de choses qui me semblent perdues à jamais.

Je ne veux pas pleurer. Je dois rester forte. Je saisis la pierre autour de mon cou et me concentre pour faire passer toutes ces émotions et ces souvenirs à l'intérieur. Je me sens un peu mieux après cela, et j'arrive enfin à trouver le sommeil pour les quelques heures qui restent.




*L'année pour humains (tous les peuples n'ont pas le même calendrier) se découpe en dix mois de 42 jours, soit six semaines de sept jours. Comme ça je pourrais vous parler en mois maintenant^^

La poursuite (en réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant