Chapitre 28

40 5 0
                                    


Elle eut beaucoup de temps pour repenser à toute cette histoire. C'était sans doute pour ça que Nathaniel ne l'avait pas fait chercher. Pour qu'elle se torture l'esprit, qu'elle devienne complètement folle et qu'elle soit suffisamment affaiblie pour accepter ce qu'il voulait.

Allongée sur le dos, au milieu du tapis de sa chambre, elle réfléchissait. Tout ce que Nathaniel lui avait dit la veille la tracassait. Et si, par simple hypothèse, il lui avait dit la vérité ? Qu'Aël avait bel et bien tué Santana et que Laurent, connaissant son secret, lui avait ravi la place de Chef ? Et qu'il avait ordonné le meurtre des vingt et un membres de la première génération de la Famille du Sud ? C'était effrayant de songer à ça. Mais elle devait en tenir compte dans son calcul.

Le pire était qu'elle n'avait pas la moindre preuve pour contrer ou adhérer à cette histoire. Le doute persistait, entêtant, persistant, comme un poison qui coulait dans ses veines. Elle devait savoir. Tant qu'elle n'était sûre de rien, elle ne pouvait pas poursuivre la mission que lui avait confiée Laurent ou rejoindre sincèrement la Famille du Nord.

Et si elle partait ? Qu'elle s'enfuyait le plus loin possible, loin de l'Ile et des Quatre Familles, refaire sa vie ailleurs ? Ce n'était pas évident de tourner le dos à tout ce qu'elle connaissait. Elle ne savait même pas où se situait le Continent. Elle n'y connaissait rien en navigation et sans vivres, elle ne tiendrait pas trois jours.

Elle balaya cette idée d'un geste de main. La fuite n'était pas une solution. Elle pourrait peut-être rejoindre une autre Famille ? Mais cette perspective était aussi hasardeuse que la traversée de l'océan. Il y avait très peu de chance que Renzo ou le Chef de la famille de l'Est l'accueille à bras ouverts.

Ses possibilités s'amoindrissaient en même temps que grandissait son désespoir. Elle n'avait que deux solutions. Soit elle poursuivait sa mission, soit elle trahissait. Mais avant ça, elle devait savoir. Elle devait en avoir le cœur net. Et pour ça, elle devait retourner auprès de Laurent. Et pour le rejoindre, elle devait s'enfuir.

Elle se remit sur ses pieds et ouvrit la fenêtre. Il y avait trois barreaux en fer rouillé qui rendait cette sortie difficile, voire impossible. Elle tendit le cou vers l'extérieur mais ne vit rien qui pourrait faciliter cette fuite. Il y avait bien une gouttière qui longeait la façade mais elle était bien trop loin de sa fenêtre. En admettant qu'elle parvenait à sortir par sa fenêtre, elle devrait exécuter un saut de près de deux mètres. Et elle doutait que la gouttière supporte le choc et son poids.

Elle se dirigea ensuite vers la porte et examina la serrure. Le mécanisme n'était pas compliqué pour une craqueuse de code de sa trempe, mais elle devait quand même posséder un minimum d'outils. Outils qu'elle n'avait pas en sa possession. De plus, si elle tentait de s'enfuir par cette voie, elle devrait neutraliser le garde qui était posté devant sa porte.

C'était donc par la fenêtre qu'elle s'échapperait.

Elle mit son plan à exécution lorsque Sergueï entra dans la chambre pour lui donner son repas quotidien.

Il déposa une assiette fumante avec une bouteille d'eau avant de s'en aller, discret. Carmen y vit là une chance extraordinaire. Elle attrapa le couteau et sortit le dernier tiroir de la commode. Elle le vida de son contenu et entreprit de dévisser l'un des clous en se servant de la pointe du couteau avec patience et application. Au bout de quelques minutes, le clou tomba sur le tapis dans un bruit mat et elle le ramassa. Elle le cacha dans sa poche, remis les affaires dans le tiroir avant de le remettre en place, comme si de rien n'était.

Elle replaça le couteau à côté de son assiette et se permis d'avaler quelques bouchées. Elle allait avoir besoin de toutes ses forces pour la folie qu'elle était sur le point d'entreprendre mais elle était bien trop exaltée pour avoir faim. Quelques minutes plus tard, Sergueï revint pour récupérer l'assiette.

Il arqua un sourcil quand il constata l'assiette à peine entamée.

- Tu n'as pas faim ? S'étonna-t-il.

- Non, pas vraiment.

- Il faut que tu manges. Insista-t-il. Tu as besoin de force si tu veux guérir plus vite.

- Mon corps est presque complètement guérit. Je ne peux pas en dire autant de mon esprit...

Il sourit :

- Cette histoire t'a retourné la tête ?

- Oui. Ça m'a coupé l'appétit. C'est assez désagréable de se rendre compte que toutes nos croyances sont basées sur des mensonges.

- Je peux me l'imaginer, oui.

- J'en doute. Tu ne sais pas ce que je suis en train de vivre.

Elle vit la mâchoire du jeune homme se contracter fugacement. Il avait l'air blessé. Pourtant, il lui sourit à nouveau, moqueur :

- Tu as raison. On ne m'a jamais menti.

Carmen rougit et baissa les yeux.

- Excuse-moi. Murmura-t-elle. Je n'ai pas à te parler comme ça.

- Je commence à avoir l'habitude avec toi ! De toute façon, tu n'as pas à t'excuser. Tu ne me dois rien, Carmen. Ma gentillesse envers toi est désintéressée.

- Pourquoi tu fais tout ça pour moi, alors ? Demanda-t-elle. M'apporter à manger, empêcher Renaud de me tuer, me faire soigner, me parler ? Pourquoi ?

Son sourire s'accentua :

- Va savoir !

- Tu peux me le dire, non ? S'exclama-t-elle, exaspérée.

- Si je te dis que j'aime bien ta tête, même avec un trou dans le front, ça te conviens comme réponse ? Ou tu préfères une phrase plus romantique, digne d'un conte de fée ?

- Dans les deux cas, je serais vexée. Répliqua-t-elle sèchement.

- Heureusement alors que je ne suis pas doué pour faire de grandes déclarations !

Il leva les yeux au ciel, reprit l'assiette encore pleine et sortit de la pièce en refermant la porte à clé.

Carmen attendit qu'il ait quitté la maison et disparu au coin de la rue pour s'attaquer à l'un des barreaux de la fenêtre. Elle sortit le clou de sa poche et commença son ouvrage. Il faisait si chaud dehors qu'elle suait à grosses gouttes mais elle continuait inlassablement à scier le barreau rouillé à l'aide du clou. Elle pouvait travailler tranquillement, personne ne passait dans la rue. Les membres de la Famille du Nord s'étaient probablement tous réfugiés dans leurs maisons pour échapper à la chaleur et avaient fermés les volets pour bénéficier d'un peu de fraicheur.

Elle, elle ne disposait pas d'un tel luxe. Elle n'avait même pas de rideaux ! Même les chats errants s'étaient réfugiés à l'ombre des porches et des arbustes desséchés qui étaient planté devant certaines portes.

A l'aide du clou, elle scia le barreau qui était le plus à droite, plus rouillé que les deux autres. Carmen n'avait pas choisi la facilité mais c'était bien plus prudent de s'enfuir par cet accès. Après trois heures passées sans s'arrêter et quelques cloques plus tard, elle commença à voir un résultat positif : un quart du barreau avait été scié.

Encore quelques heures de travail et elle pourrait s'enfuir.


CarmenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant