Waltz For Debrah (2)

114 11 0
                                    

 Je la regarde étonnée, la musique dont elle parle est belle est bien écrite comme un tango, pour rajouter du poids à la confrontation que j'ai avec Warren, mais je doute que beaucoup de personnes le remarquent à la première écoute. En plus, c'est la deuxième fois qu'elle parle de cette musique, je ne sais pas pourquoi. Bon aussi, la première n'était peut-être pas volontaire et ça m'a donné envie de la jouer durant le concert, alors je ne peux pas psychosé parce qu'elle parle d'une toute nouvelle musique qu'elle n'avait jamais entendue avant. Après tout, c'est l'une de nos fans. Il faut vraiment que je me détende.

— Désolée, déformation professionnelle, s'excuse Déborah, sans doute en voyant mon étonnement.

— Tu es danseuse ?

Je la regarde de haut en bas, comme si son physique allait répondre à ma question, ce qui est en partie vrai, elle a la silhouette élancée comme celle des ballerines. Pourtant, elle ne paraît pas maigrichonne, au contraire, elle est plutôt musclée, elle ne semble pas pouvoir se casser facilement ni même pouvoir s'envoler au moindre coup de vent. Si elle est effectivement danseuse, ça m'étonnerait qu'elle fasse de la danse classique, même si elle pourrait en avoir le physique.

— En quelque sorte... Bon, j'y vais, je ne vais pas te gêner plus longtemps.

J'ai presque envie de la retenir, je ne sais même pas pourquoi, mais cette fois, je ne me soumets pas à la pulsion et je la laisse partir. Je reste quelques secondes de plus dehors, le temps de la voir s'éloigner, vers le centre-ville d'un pas décidé, sans regarder autour d'elle, et je sens, vu que je fonctionne comme ça également, qu'elle n'a absolument aucune idée d'où elle va.

À l'intérieur, je reprends les conversations en vol, tentant de ne plus essayer de percer les mystères tournant autour de Débrah.

Je discute ainsi quelques heures avec les membres du groupe et leur proche, jusqu'à ce que Ruth remarque qu'il est presque deux heures du matin et nous nous décidons tous à partir, nous aurions déjà dû être bien plus raisonnables étant donné que nous devons aller au studio demain tôt et que ce n'est pas reportable. Leroy emprunte donc le téléphone fixe de Dean pour appeler la compagnie de transport qui nous a amenés ici. Nos chauffeurs arrivent à peine cinq minutes plus tard et je m'en veux presque de les avoir fait veiller si tard, parce que vraisemblablement, ils n'étaient pas en train de dormir lorsque nous les avons appelés.

Je monte dans l'une des voitures avec mon frère et nous discutons durant la route jusqu'à chez nous, même si nous ne sommes plus vraiment réveillés et un peu bourrés, disons que nous n'avons pas tourné qu'au champagne sur la fin de la soirée. Quand nous arrivons, nous allons tout de suite dans nos maisons respectives après avoir sorti nos instruments du coffre. Je pose les miens à l'entrée avant de monter les escaliers en mode zombie et d'aller dans ma chambre. Je m'écroule sur le lit après m'être déshabillée et même si je suis complètement crevée, je n'arrive pas à m'endormir directement. Je me tourne et retourne dans mon lit pendant une trentaine de minutes, à voir le temps s'écouler sur mon réveil.

Je suis presque endormie quand j'entends un bruit de moteur dans l'allée, pourtant il est très tard et il n'y a pas beaucoup de voisinages, pour ne pas dire qu'il n'y a que deux maisons dans le village. C'est donc plutôt étrange, mais je suis vraiment trop fatiguée pour me lever et aller voir ce qu'il se passe.

Je me réveille au beau milieu de la nuit, après un étrange rêve, pas forcément effrayant, mais intrigant, où je me revois petite, discutant avec une jeune fille métisse, ayant à peu près mon âge et dont la peau est couverte de grains de beauté, je m'entends même l'appeler Débrah.

C'est alors que, maintenant que je suis de nouveau éveillée, se rappelle à moi, mon amie imaginaire. Et je comprends enfin à qui me faisait penser la jeune femme dans les coulisses, aussi improbable que ça puisse être, c'est comme si mon amie imaginaire avait vieilli. Mais le pire, c'est que ça ne peut pas être une création de mon esprit cette fois, elle était bel et bien là, devant moi, à me parler, j'en suis certaine, les gardes l'ont vu eux aussi. Ça défit toute logique, comment ne serait-ce que possible que l'amie imaginaire d'une fillette de moins de six ans, existe en chair et en os et apparaisse à cette même enfant trente ans plus tard, au beau milieu des coulisses d'un concert gardé, en ayant pris qu'une petite quinzaine d'années ?

Je ne sais pas le taux de probabilité qu'une chose pareille arrive, mais il est très bas. Il est impossible pour les neurones humains de percevoir le futur. Il leur est également impossible d'inventer une personne qu'il n'a jamais vu – et dans mon cas, je suis certaine que petite, je n'ai pas pu voir Débrah, elle ne devait même pas être née, elle doit avoir aux alentours de vingt ans, pas beaucoup plus, alors que j'en ai trente-six. Donc il ne reste plus qu'une solution, plausible et réaliste, j'ai déformé ma mémoire et je me suis fait arnaquer par mon propre cerveau, je suis même épatée de réussir à falsifier si bien mes souvenirs, ils me paraient tellement clairs et vrais, je ne m'en serais jamais crue capable.

J'ai presque envie d'aller réveiller mon frère pour savoir s'il se souvient d'informations sur mon amie imaginaire tant ça me perturbe. Je ne le fais évidemment pas, si même moi, je ne me souviens plus de ma propre amie imaginaire, je ne vois pas comment mon jumeau pourrait s'en rappeler.

Aussi faux mon rêve soit-il, il a eu le don de ramener cette fille et ses mystères au-devant de mes pensées. C'est tout de même fou, en quinze ans de carrière, je n'ai jamais autant fait une fixette sur une fan. Bon d'un autre côté, je n'ai jamais non plus appelé de groupie par son vrai prénom sans qu'elle ne me l'ait dit au préalable. Je ne sais même pas par quel miracle j'ai dit le bon prénom, j'avais quoi, une chance sur un million ? Peut-être même sur dix ou cent mille, vu le nombre de prénoms qu'il existe. Alors même si son nom lui va bien, j'aurais dû me tromper.

Et aussi, comment a-t-elle fait pour rentrer dans les coulisses ? Il y avait des vigiles à chaque entrée. Comme si ces mystères n'étaient pas déjà assez, comment a-t-elle pu, passer par hasard dans la rue où j'étais ?

Qu'est-ce que je n'aime pas les hasards, c'est beaucoup trop aléatoire et bien trop loin de la logique scientifique de base. Bon, j'aime aussi les théories, mais quand elles sont fondées sur du concret et que ce ne sont pas que des spéculations basées uniquement sur des intuitions. Là, je ne suis devant aucun problème mathématique ni aucune théorie de physique quantique, je suis juste devant les lois du hasard de la vie et je préférerais plancher sur des équations encore jamais résolues.

Ayant soudain envie de me retrouver sur un terrain connu pour percer les mystères de Déborah et ne voyant pas comment appliquer de la physique dessus, je me lève d'un bond, avant de sortir de ma chambre tout en enfilant un t-shirt trop large et je descends les escaliers pour aller jusqu'à ma salle de musique. Au moins là-bas, je vais pouvoir mettre mes pensées au clair et composer est l'un des meilleurs moyens pour ranger mes idées, j'ai même déjà réussi à monter une théorie quantique entière rien qu'avec une chanson.

Comme à mon habitude, je m'installe sur mon fauteuil et j'attrape mon carnet de paroles, qui ressemble maintenant plus à un annuaire qu'à un calepin, vu toutes les pages que j'ai rajoutées pour ne pas le changer, c'est d'ailleurs le même bloc-notes que celui sur lequel j'écrivais des musiques quand j'étais adolescente. Je cherche une page vierge et je note alors tout ce que je sais sur Déborah, tous ses mystères, la moindre de ses paroles, le moindre de ses détails physiques, la façon dont elle était habillée, les traits de personnalité que j'ai pu voir, je mets même ce que je me souviens de mon amie imaginaire, tout.

Contrairement à d'habitude, ça ne m'aide pas à y voir plus clair, mais ça m'inspire une musique alors je crée des paroles en ne réutilisant que quelques éléments, gardant les plus mystérieux pour moi. Prise par la frénésie de la composition, je vais chercher mon violon et commence à jouer les premières notes d'une toute nouvelle mélodie, née en même temps que les lueurs du jour, qui pour l'instant ne sont qu'un enchaînement sans rythme précis, même si je pense que ce sera une danse au final, qui pour l'instant, n'est que des points désordonnés sur une partition.

Her Majesty (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant