Heartbreaker (3)

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 Voyant sans doute que je ne dirai rien de plus, il n'ajoute rien non plus et laisse installer de nouveau le silence. À la fin du repas, nous commençons à nous préparer pour aller rendre visite à notre mère et pendant que Arthur se change pour être plus sortable, je traîne pour la première fois de la journée sur mon portable. Dès que j'ouvre Instagram, je suis assaillie de notifications indiquant que j'ai une soixantaine de messages non-lus sur le groupe de conversation avec mes amies.

Vu le nombre de vocaux à écouter et mon sérieux manque de motivation, je ne fais que lire les messages envoyés par Isabelle qui préfère toujours écrire ses messages pour x sombres raisons – en vrai, je sais pourquoi, elle sait bien qu'on a toutes l'air con dans les vocaux et elle a décidé qu'elle ne fera pas partie de celles qui réfléchissent à voix haute et qui ont des réactions incompressibles. Et l'avantage, c'est que j'arrive tout de même à suivre la conversation ou du moins avoir les grandes lignes et comprendre que Sànka a été plaquée par son mec ou l'inverse ? Enfin, dans tous les cas, elle est désespérée et demande une réunion de crise à l'appartement. Après, la conversation semble clairement déraper, Caroline paraît insulter de tous les noms l'ex de Sànka tandis qu'Isabelle la réprimande et fait des blagues pourries pour réconforter notre amie...

Déjà que de base nos discussions sur le groupe sont bizarres et difficiles à suivre, mais là, alors que je n'ai qu'une seule partie de la conversation, c'est encore pire.

J'envoie rapidement un message pour dire que je serai sans doute là ce soir avec une réserve de bouffe, il faut juste que je m'arrange avec mon frère, mais que normalement, c'est bon, il n'y ait pas de problème.

Voyant bien qu'Arthur n'est toujours pas prêt et sachant aussi qu'il va refuser mon aide, je continue de l'attendre et traînant sur l'application et en regardant les photos publier ces dernières heures. C'est alors que je me rends compte que je suis beaucoup, mais alors vraiment beaucoup, de comptes de fans de Her Majesty et des Jumeaux Century, genre plus de la moitié des photos de ma page d'accueil sont en rapport avec le groupe. Et honnêtement, dans mon état d'hésitation par rapport à mes sentiments, voir toutes les deux secondes des photos de Terrie et me dire pour la millième fois que quand même elle est belle, fascinante, hypnotisant, envoûtante, talentueuse, parfaite, ça ne m'aide pas à me convaincre que je ne suis pas vraiment amoureuse d'elle, que c'est juste du fanatisme. Je finis même par me dire qu'il serait sans doute mieux pour moi que je me désabonne de tous ces comptes, mais je n'en ai pas le cœur, j'aime beaucoup trop voir des photos du groupe de Her Majesty et de Terrie.

Ce n'est pas pour autant que je ne regrette pas cette décision quand je tombe sur un extrait de Dear Love sans la partie instrumentale, uniquement avec les voix des Jumeaux Century. Ce qui fait que j'écoute une musique presque sans « parasite », juste la voix de Terrie, me permettant d'apprécier encore plus toute la puissance de la chanson, d'accentuer d'autant plus les émotions dans la voix de la chanteuse et d'admirer les paroles : juste une déclaration d'amour. Mais elle révèle aussi plus facilement la peine de Terrie et ça, ça me fend le cœur de l'entendre... je ne voulais vraiment pas lui faire du mal, je l'aime tellement. C'est même dur d'entendre sa tristesse – qui est soit assez discrète, mais qui se remarque trop lorsqu'on connaît le contexte pour ne pas y prêter attention – j'ai presque l'impression de la partager avec elle, j'en ai même la larme aux yeux à la fin du morceau. Je voudrais tellement la revoir. Mais je ne devrais pas.

Et c'est bien-sûr pile au moment où une goûte coule le long de ma joue que mon frère arrive, encore plus inquiète pour moi qu'avant, ça se voit à son regard. Mais il n'ose pas me demander une fois de plus qu'est-ce que j'ai, même s'il paraît en mourir d'envie.

Après avoir vérifié une dizaine de fois que je peux bien laisser mon frère tout seul à la maison toute la soirée, voir toute la nuit, je retourne à Abidjan rejoindre mes amies. En route, je m'arrête à un supermarché pour acheter de quoi faire des crêpes, je sais que Sànka en raffole et ça peut au moins la réconforter un peu, ce sera déjà ça. C'est sûr que ce n'est pas grand-chose, mais ça l'aidera peut-être un peu, ça ne doit pas être pour rien que dans tous les films et livres, les filles se réconfortent dans la bouffe.

Une fois mes achats de faits, je vais à l'appartement et y arrive un peu en retard, mais il manque la voiture de Caroline, alors c'est bon, je ne suis pas la dernière, ce qui était honnêtement pas gagné d'avance. Je rentre dans l'immeuble après m'être garée et je monte les escaliers jusqu'à notre porte. Quand je rentre, Sànka et Isabelle sont déjà posées sur le canapé à parler avec une musique que je ne connais pas en bruit de fond. Mais au moment où j'entends les paroles, je reconnais les voix mêlées des Jumeaux Century sur fond de musique mélancolique, correspondant parfaitement à la définition de chagrin d'amour. Je me doute bien que ça doit être dans les hits de Her Majesty, Sànka a beau apprécier le groupe, elle ne connaît pas autant leurs chansons que moi et si elle a choisi cette musique-là pour se réconforter, c'est forcément qu'elle est connue.

Mais malheureusement pour moi, elle doit faire partie des musiques sur lequel j'ai eu de l'influence et que je ne connais donc pas et c'est bien malheureux, parce qu'elle a l'air horriblement bien, si mélodieuse et triste qu'elle me donne envie de sourire et de pleurer à la fois. Je me demande bien quelle est l'influence que j'ai eue dessus, dans tous les cas, elle est magnifique, je ne doute pas qu'elle a dû devenir un hymne contre le chagrin d'amour, peut-être même plus que Heartbreaker, puisque la dernière fois que Sànka s'est fait plaquer, c'est cette musique qu'elle écoutait pour se remonter le moral...

En voyant les paquets que j'ai dans les bras, Sànka devine tout de suite ce que je vais préparer et se lève pour me proposer son aide, mais je refuse en prétendant que vu la taille de la cuisine, ce sera plus simple de le faire toute seule. Mais la vraie raison, c'est que cuisiner m'a toujours détendue et changé les idées, ce dont j'ai bien besoin et si elle me donne un coup de main, je vais être concentrée sur ce qu'elle fait et ça ne me permettra pas vraiment de me détendre. Elle ne se réinstalle pas pour autant sur le canapé, elle s'assoit plutôt sur la table, se rapprochant ainsi de moi et de la future nourriture. Très rapidement, Isabelle nous rejoint aussi, prête à endosser son rôle de goûteuse professionnelle.

Et quand Caroline arrive, que j'envie la possibilité de connaître le titre de la musique de Her Majesty qui tourne en boucle en bruit de fond.

— Sérieux Sàn ? Tu écoutes vraiment Weep A Devil's Kiss ?

En l'entendant, je sursaute presque, je m'attendais à beaucoup de choses, mais pas aux baisers du diable, vraiment pas. Je ne m'attendais même pas à une preuve aussi flagrante de mon influence sur la musique puisque c'est trois petits mots sont une expression de mon père par rapport à la drogue et même à l'alcool. Je ne sais plus à quel moment de la soirée j'ai fait de la prévention, mais je l'ai fait, c'est certain, le hasard ne peut pas être gros à ce point.

— Qu'est-ce qu'il y a Déby ? s'inquiète Isabelle en voyant sans doute la surprise sur mon visage.

— Rien...

Décidément, il faut vraiment que j'apprenne à mentir, ça devient urgent.

Les filles ont sans doute entendu mon mensonge, mais elles ne paraissent pas y prêter attention ou alors elles ne l'ont pas remarqué, étant trop concentrées à autre chose. Chose sûre, c'est qu'elles ne cherchent pas à mieux comprendre mon rien et commencent à parler de tout et n'importe quoi pendant que je prépare à manger et qu'elles volent la moitié de la nourriture – heureusement que j'ai prévu largement trop.

Pendant le repas, nous revenons un peu sur la séparation de Sànka, après qu'elle ait elle-même lancé le sujet, ayant sans doute besoin d'en parler. Mais à force de ressasser ce qu'il s'est passé, elle demande à ce que nous passions sur quelque chose de plus léger, je la soupçonne d'ailleurs d'être proche des larmes vu ses yeux qui brillent, mais ça pourrait aussi bien être le cidre, alors je n'en suis pas certaine.

Quoi qu'il en soit, je me reconnais tellement en elle. Ça n'a peut-être rien à voir parce que c'est une rupture conventionnelle, que même si elle est triste, il n'y avait plus trop d'amour dans son couple, mais je reconnais sa peine. Et je me fais pitié... Vraisemblablement, j'aime Terrie, ça n'a aucun sens, mais je l'aime totalement, inconditionnellement. Je n'ai peut-être pas l'occasion de passer ma vie avec elle, ça me semble complètement impossible, mais peut-être que je peux au moins utiliser un voyage pour corriger mes erreurs et faire moins de mal à Terrie, lui épargner un peu de souffrance. Je lui dois au moins ça, par amour.

Her Majesty (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant