27/ Une poêle est une arme

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J'ouvre les yeux. Et je croise son regard. Noir. Aussi sombre que les miens, bien que plus humains. La neige qui tombe tout autour de nous n'est pas froide. Elle est juste sale, comme de la poussière. En réalité voilà ce que c'était. Une pluie de poussière qui tombe du ciel comme la neige éclatante en hivers. Sauf que l'hiver n'était pas encore là.

-Tu vas bien ? Me demande le démon penché au dessus de moi.

Sa carrure m'empêchait de recevoir de la poussière mais ses cheveux et ses cornes en étaient recouverts. Il se redresse et me tend la main, m'aidant à me relever. A ses pieds gît le collier à moitié brisé même si reste les bracelets à mes mains. Mes pouvoirs les ont tellement endommagé que je n'ai qu'à les triturer un peu pour que les deux entraves de fers cèdent et s'écrasent par terre. Je les avais détruit, comme tout ce qui se trouvait au alentour. Les armes blanches étaient fichées dans les murs, les bancs réduient à des copeaux de bois et le ring brisé peinait à nous maintenir tous les deux. Le tout recouvert de poussière et de bouts de verres tranchants qui venaient de l'ancien dôme que j'avais soufflé. Tout n'était que destruction. Tout, sauf Kenneth.

-Comment peux-tu encore être en vie, Kenneth Lobster ?

Mes doigts, comme pour vérifier qu'il était vraiment là, touchèrent sa joue avec hésitation. Je ne voulais pas avoir fait un mort de plus. J'en avais suffisamment sur le dos. Du sang pleins les mains. Je ne voulais pas avoir son meurtre sur la conscience. Mais quand ma peau rencontra la sienne, je sus qu'il était réel.

-Je suis là, répond-il simplement en me prenant la main pour appuyer ma paume contre sa joue plus intensément.

-Comment ?

Il sourit, faisant ressortir la fossette qu'il avait sur la joue gauche.

-Il faut une raison pour être fantastique ? S'étonne-t-il, repassant en langue humaine à la recherche du meilleur moyen de détourner la conversation. Aller, viens. Ton Gardien doit être inquiet.

"Mon Gardien"... Cela me revenait maintenant.

Oh non, qu'ai-je fais ?!

Précipitamment, je me libère de Kenneth et me mets à courir en direction de la sortie du dôme d'entraînement par là où était passé Sacha juste avant que je n'explose. Je n'avais pensé qu'à lui, avec une telle force, que je lui avais envoyé ma colère, et mon désespoir. Je passe la porte dégondée à une telle vitesse que je fais tomber encore quelques gravats sur le sol, et que j'entends dans mon dos Kenneth se les prendre dessus alors qu'il essayait de me suivre. J'ignore ses appels et continue de courir vers mon Gardien. Je sens son odeur boisé un peu plus loin dans le bâtiment tandis que je traverse un parc ravagé par mes pouvoirs. J'avais produit une vague si intense que tous les végétaux étaient en miettes. Le cœur lourd, je m'engouffre dans un couloir de pierre en passant par une fenêtre cassée et suis les effluves de Sacha. Il était passé par ici il y a très peu de temps car je n'avais pas le meilleur flair des créatures démoniaques mais je le sentais encore assez pour le suivre. N'écoutant que mes sens, pleine de poussière et de bouts de débris, je suis rentrée en trombe dans une salle bondée. Toutes les voix se sont tues mais je n'écoutais pas, mon attention à cent pourcent focalisée sur Sacha, debout à côté d'Alida et de Silver. J'ai traversé la foule si vite que j'ai fais reculer mon Gardien de quelques pas en me jetant dans ses bras.

-Ken, ou est-il ? m'a agressé la Gardienne blonde en m'attrapant par le coude avec violence.

Je n'ai pas le temps de lui répondre que le Démon apparaît dans l'encadrement de la porte. D'une main nonchalante, il se libère de la poussière avant de rejoindre Eloïse, inquiète qu'il soit en plusieurs morceaux.

-J'aurais pu le tuer, je souffle à Sacha, focalisée sur le couple Gardienne-Lié à quelques pas de moi. S'il est en vie, ce n'est pas grâce à moi. Et toi non-plus. J'ai sentie...

Sa main impérieuse se plaque sur ma bouche et ses yeux me transmettent un message si limpide qu'il n'a pas besoin de parler dans ma tête pour que je le comprenne.

-On en parlera plus tard, Trésor, là j'ai besoin que tu suives Kenneth jusqu'à nos appartements et que tu m'attendes là-bas avec lui.

-Hein ? Quoi ? Mais attends, je...

-S'il-te-plaît, fais ce que je te demande.

Son ton doux mais autoritaire m'a cloué sur place, la bouche béante si bien que je ne me suis mise à obéir que lorsque Kenneth s'est emparé de mes épaules pour m'entraîner dehors telle une enfant. Le Démon et mon Gardien ont échangé un regard avant que nous disparaissions dans le couloir et j'ai pu entendre Alida reprendre son discours une fois que nous fûmes hors de vue.

-Tu te rappelles, je te l'ai dis avant que nous commencions à nous battre : Je suis ton nouveau chaperon, me susurre-t-il une fois que nous sommes arrivés dans les appartements que la Caste de Saint-Sébas avait mise à notre disposition.

-Ah oui, c'est vrai. Et moi qui pensait que je n'aurais plus jamais quelqu'un d'autres sur le dos que Sacha et Silver.

-D'ailleurs, comme cela se fait que tu as deux Gardiens ?

-Tu ne le devines pas ? Je te pensais plus perspicace.

-C'est à cause de ce que tu es, n'est-ce pas ? Ton sang d'hybride, ta puissance et ton incapacité à te raisonner seule ?

Je lève les yeux au ciel, excédée qu'il ait à ce point raison. Après ce que je venais de lui faire subir, je n'allais pas le contredire. J'avais dérapé parce que j'avais faim et qu'en tant que chasseuse et grosse morfale, je n'ai pas su résister à mes envies.

-Ouais, je soupire. Disons que je n'ai pas appris à contrôler mes envies. Quand on est un démon, on a pas besoin de penser à ce genre de choses. Tu dois te rappeler de ta vie avant ta Liaison, non ? Tout est différent quand on est libre.

-Je n'ai pas ce genre de souvenirs, j'ai toujours été un Lié.

-Pardon ? Toujours comme toujours, toujours ?

Il rit.

-Oui, "toujours, toujours". C'est une longue histoire que je te raconterais un jour.

-Oh non, raconte moi ça maintenant. On a tout notre temps, les réunions des Gardiens sont toujours excessivement longues pour ne pas dire interminables.

-D'accord, mais cuisinons, en même temps. Je n'ai pas envie que tu me ressautes dessus pendant mon récit.

J'acquiesce et me place derrière les fourneaux, une poêle à la main. Avant que je ne puisses allumer le feu avec le gaz, Kenneth me retires la poêle des mains avec un sourire contrits.

-On m'a dit de ne te laisser aucune arme.

Je crois que c'est mon expression désemparée qui l'a fait rire au point que ses iris se sont illuminées avec des paillettes dorées.

-Tu verrais ta tête... Si j'avais un appareil photo sous la main...

-Attends une minute, tu n'es pas en train de suggérer qu'une poêle est considérée comme une arme ? Si ?

-Eh si. Je peux te faire la liste des choses auxquelles tu n'as pas le droit de toucher quand tes Gardiens ne sont pas là et que c'est moi qui te chaperonne, ce qui va arriver souvent en ce moment vu qu'ils sont en train de mettre en place une mission de grande envergure. En premier lieu, normal, tu n'as pas le droit aux lames et aux flingues. Ensuite, interdit d'avoir des cordes, des éléments en bois ou en métal, des objets contondants il me semble, et des stylos, qui font parties des objets contondants, évidemment. De mon côté, j'ai le droit d'user de toutes mes bottes secrètes pour te mettre hors d'état de nuire si jamais.

-J'ai le droit d'aller au toilette toute seule, du moins ?

Les yeux rieurs du Démons m'ont fait comprendre que rien n'était très sûr. Quelqu'un a un jour parlé d'enfer sur Terre ? Je devais être en pleins dedans. 

HYBRIDS : Submission T1 [ EN RÉÉCRITURE ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant