À LA TÊTE DU CARTEL

Nature nostalgique

—C'est la deuxième ce mois-ci patron, on a perdu beaucoup d'argent après l'explosion de Marseille, précise l'expert-comptable en terminant de clôturer ses comptes.

Henrique Tavares, assit derrière son bureau, profite de cette mauvaise nouvelle en s'allumant un large cigare et jette le lourd briquet en argent massif frappé d'une tête de bélier devant lui.

—Combien ? demande-t-il en tirant une grande bouffée du délice cubain.
—Pour les frais et les coûts des marchandises présentes dans les deux cargaisons, le total s'élève à quatre-vingt millions de dollars, répond l'homme chétif aux grosses lunettes. C'est pharamineux patron ! Sur le marché , le coût actuel de la tonne de cocaïne est de 70 millions d'euros et vos dizaines de diamants provenant de vos mines au Brésil ainsi que les frais de transport font grimper les pertes.

Henrique reste silencieux face aux informations de son comptable.
Une telle perte est inédite depuis la création de la Sombra, Del-Orti lui garantissait toujours un service de livraison irréprochable. Au cours des décennies, les deux hommes ont réussi à construire leur empire en commun.
L'expansion de l'un, faisait croître l'autre.
Mais depuis sa mort et la reprise de ALLOS par Louisa, tout semble aller de travers. Même le cartel rival de « Los Chicos » ont entendu parler des récentes attaques en Europe et profite de cet affaiblissement pour engranger plus de bénéfices. Ils produisent et expédient plus de cocaïne quitte à prendre plus de risques.  L'idée de perdre sa place de numéro un sur le marché énerve au plus haut point Henrique.

—Et ces pertes nous impactent fortement où on peux les compenser avec nos réserves ?
—Bien évidemment, on peut les compenser. On dispose de centaines de millions de dollars sur des comptes off-shore mais ramener une aussi grosse quantité d'argent est très risqué. Les institutions fiscales pourront nous sanctionner et surtout démarrer une enquête !

Henrique se lève de son bureau pour se diriger vers le mini-bar.

—Pour ce mois ci, faites votre possible pour compenser les pertes. J'appellerai moi-même nos clients pour expliquer les raisons, dit-il en se servant un verre de whisky.
—Très bien monsieur, mais vous devriez songer à regarder d'autres compagnies de transport pour l'Europe, conseille son comptable.
—J'ai décidé de laisser une chance à mon nouveau collaborateur chez ALLOS. Il est attaqué et ce n'est pas le moment de le lâcher. Mais si les choses ne s'arrangent pas, je me chargerai moi-même de ce problème. D'une manière définitive, finit froidement Henrique en prenant une gorgée.
—Très bien patron, je m'y met dés ce soir.

L'expert-comptable ferme son ordinateur et quitte la mezzanine par les petits escaliers.
Henrique, de nature nostalgique, se met à regarder par la fenêtre circulaire positionnée à l'arrière de son bureau et se remémore les années d'or de la Sombra en regardant les plaines désertiques qui s'étend autour de son ranch mexicain.

Lancé très jeune dans le milieu, Henrique de son vrai nom, Raul Iglieco avait fui la pauvreté du Guatemala dés ses 14 ans pour s'infiltrer parmi les réseaux de clandestins souhaitant rejoindre les Etats-Unis, au grand dam de ses parents. Malheuresement, dans l'impossibilité de pouvoir payer les passeurs pour franchir la frontière, le destin a voulu qu'il s'ancre dans la ville de Reynosa, à seulement quelques kilomètres de l'eldorado américain. Après les durcissements de la politique migratoire américaine dans les années 80, passer le mur et traverser le désert devenait de plus en risqué.
Du fait de son jeune âge et de sa condition de clandestin, deux solutions s'offraient à lui pour gagner de l'argent. Devenir un petit dealer des rues ou vendre son corps. Durant son voyage entre le Guatemala et le Mexique, Henrique vit plusieurs hommes et surtout des jeunes femmes prêt à n'importe quoi pour quelques pesos, parfois au détriment de leur propre vie. La misère et la peur poussent à faire des choses inconcevables et Henrique l'avait appris à ses dépends.

Il opta alors pour la première solution en intégrant le plus puissant cartel de l'époque, les « Coyotes du Désert ». Petit frappe vendant des grammes de cocaïne sur les trottoirs de Reynosa, Henrique se fait rapidement
une réputation lorsqu'il assassine cinq membres du cartel rival dans une explosion à la bouteille de gaz. Monté en grade, il se hisse parmi les proches du chef des Coyotes pour finir par les trahir, et fonder la Sombra à l'âge de ses 25 ans.

Il rencontra Del-Orti en 1982 à Mexico lorsque ce dernier venait tout juste de fonder son entreprise en transport maritime, ALLOS. Dans ce lugubre bar de la capital mexicaine et par un heureux hasard, les deux hommes font connaissance autour d'un vieux whisky en discutant de leur passé commun d'immigré et de leur famille. Le courant passa instantanément.
Henrique cherchait à exporter sa cocaïne pour plus de bénéfices et ne pas compter sur le marché américain déjà saturé par la poudre colombienne alors que Del-Orti cherchait des clients pouvant lui rapporter de grosses sommes d'argent très rapidement. Sous les lumières tamisées du bar, ils comprirent qu'à deux ils seraient plus puissants.

Pendant plusieurs années, la Sombra et ALLOS grandissent en s'aidant mutuellement et tissent une toile de plus en plus solide entre les deux continents. Henrique exporte de plus en plus de cocaïne sur le continent européen grâce aux portes-conteneurs de ALLOS et Del-Orti engrange des sommes astronomiques. Par la suite, la marchandise était redistribuée partout en Europe et d'un commun accord, les deux hommes s'engageaient à défendre leurs intérêts coûte que coûte afin de maximiser les bénéfices.

Leur plus grosse victoire fut lorsque Del-Orti convainc Henrique de débourser plusieurs millions de dollars pour corrompre une vingtaine de député au Parlement européen. Lorsqu'en 1985, le traité sur l'Espace Schengen est adopté par l'Union Européenne, Del-Orti appela Henrique dans une joie extrême lui expliquant concrètement ce que cela signifiait pour eux.
Ce traité permet l'élimination des contrôles frontaliers entre les États européens signifiant qu'un immense marché équivalent à celui des Etats-Unis s'était subitement ouvert pour ALLOS et la Sombra.
Dés lors, les bénéfices des deux entreprises ont quintuplé pour atteindre des dizaines de millions de dollars par mois et être à leur apogée dans les années 2000. À partir de ce moment, le Cartel de la Sombra règne en maître sur Reynosa et même les cartels historiques de Colombie s'inclinaient face à leur puissance. Quant à ALLOS, elle fait partie du classement des cinquante entreprises les plus influentes de la planète durant plus de dix ans.

Après ce coup de maître, Henrique comprit qu'il serai toujours fidèle à Del-Orti.
Intelligent, fidèle et imperturbable négociateur, il admirait secrètement cet homme qui écrasait chaque obstacle d'un revers de la main. Même le terrible attentat du 11 Septembre 2001 à New-York et ses conséquences sur le durcissement du commerce international, ne déstabilisa pas Del-Orti.

C'est pour cela qu'il décide de respecter son choix d'avoir nommer Louisa à la tête de ALLOS, il sait que Del-Orti ne l'a pas choisi au hasard.
Du moins, il l'espère.
Il sourit lorsque son téléphone portable se met à vibrer et qu'il voit un nom s'afficher sur l'écran : « ALLOS ».