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Koja réprima un bâillement ennuyé.

Les mains dans les poches d'un sarouel de soie carmin, le corsaire suivait d'un pas traînant Marwan et ses courtisans le long du fleuve, aux côtés de Chad et de Constancio, qui le surveillait du coin de l'œil. Le fils de Cakravarti les avait réveillé de bonne heure pour les inviter à visiter le port artificiel qu'il avait fait construire à l'arrière de la résidence. Le petit groupe se baladait près de la rive, contemplant les énormes navires qu'on avait décoré pour la ryāgan dōi, la fête des bateaux dragons.

Des artisans aux mains noueuses sculptaient la coque de chaque vaisseau, d'un bois naturellement rouge, pour y dessiner le corps longiligne d'un dragon. Les voiles d'un vert émeraude, surplombait le pont bondé de dockers qui s'occupaient des cargaisons. Ces hommes, engoncés dans de légers kimonos rapiécés, chargeaient de lourdes caisses, débordantes de vivres festives, de costumes ou d'instruments.

Déambulant le long du port, Marwan saluait les ouvrier, échangeait des sourires et était parfois acclamé avec courtoisie. Ses courtisans, qui se pressaient à sa suite, l'imitaient. Chad, quant à lui, poussait des exclamations émerveillées, félicitant le fils du Cakravarti à la moindre occasion. Seul Constancio, qui semblait oppressé dans sa longue toge noire, restait impassible. D'ordinaire, Koja aimait cette atmosphère conviviale et chaleureuse qui régnait dans la plupart des ports. Il se laissait entraîner par le vent et les chansons traditionnelles que certains marins fredonnaient pour se donner du courage. Ce matin, pourtant, le corsaire n'était pas d'humeur.

S'ajoutant à l'abominable chaleur qui planait sur les jardins bondées, Koja avait l'impression d'étouffer à l'intérieur de l'étroite tunique de tulle et de coutures d'or qu'on l'avait forcé à enfiler. Jeriko avait disparu sans un mot et Belén n'était pas encore rentré du port. L'inquiétude lui rongeait l'esprit et les ricanements enfantin de Marwan l'irritait profondément.

Il y a des jours comme ça..., songea-t-il, le regard fixé sur la surface translucide du fleuve. Sa silhouette, si pitoyable dans ces riches parures, se reflétait dans l'eau claire. Il avait l'air d'un enfant déguisé en roi, ou d'un prince écrasé par l'impuissance. D'un fou.

Un sourire dépité étira ses lèvres gercées. Du fou, il n'en avait pas que l'apparence. Errant au cœur de paysages inconnus, oscillant entre chimères et réalité, il marchait dans les pas des plus grands Hommes, comme des plus viles monstres, sans distinction. Il se berçait d'illusions tout en goûtant aux tranchants de la vérité. Un petit garçon aux rêves effilés sommeillait dans un coin de sa tête, blotti dans les bras du meurtrier, aux mains sales et au visage dégoulinant de larmes. Ses désirs et ses regrets valsaient, main dans la main. Le passé empoissonnait son présent.

Koja s'était perdu.

Lui qui avait toujours su où aller, qui avait fait de l'océan son univers, et de son foyer, une prison. Lui qui avait toujours cru aux légendes et à leurs miracles grandiloquents. Lui qui s'était laissé porter par l'espoir et cet amour éternel, qui gangrenait son cœur. Lui qui refusait de s'avouer vaincu. Lui qui pensait tenir ses promesses... Il était torturé par le doute.

Il sombrait.

Le profond désespoir qui s'était immiscé en lui froissait son visage pâle. Koja jura. Et, alors qu'il se détourna de ce triste reflet, il fut surpris de croiser le regard de Chad. Il s'était arrêté et l'observait, immobile sous l'averse lumineuse qui se déversait sur ses frêles épaules. La lourde couronne qu'il portait capturait les rayons du soleil. Face à l'air ahuri du corsaire, il sourit et l'invita à le rejoindre d'un geste de la tête. Derrière ses traits juvéniles s'éveillait une sagesse infinie, doublée d'un grand cœur. Un cœur contre lequel le monde irait pleurer.

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant