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Les yeux d'Inaya s'ouvrirent dans un creux de sa mémoire.

Paralysé par l'horreur, Koja fixait le Roi en silence. Son immuable sourire aux lèvres, celui-ci rayonnait de fierté, prenant sa surprise pour de l'admiration. Son regard pétillant, il se tourna vers ses courtisans, toujours aussi hostiles envers le corsaire.

— Messieurs, Mesdames, si vous voulez bien vous donner la peine de nous laisser seuls quelques instants.

Aussitôt, les bourgeois les plus dociles se levèrent et quittèrent la pièce, esquissant plusieurs révérences en passant près de Sa Majesté. Une femme, perplexe, tenta de protester, mais elle fut devancée par l'un des gardes qui patientait dans le couloir :

— C'est un ordre. Sa Majesté veut s'entretenir en privé avec son émissaire.

— Je te remercie, mon ami ! le félicita le Roi, avant d'ajouter : Fais venir Constancio, je veux lui parler.

Le cœur bien trop agité, Koja remarqua à peine l'œillade meurtrière que lui assigna l'aristocrate. Ses pensées se bousculaient et tout autour de lui semblait emporté dans une valse enivrante. La tête lui tournait et il manqua de s'effondrer, rattrapé de justesse par les mains potelées du Roi, qui le fit s'asseoir sur son trône.

— Est-ce que tout va bien, Koja ? demanda-t-il, inquiet.

Le corsaire acquiesça, distrait, avant d'attraper l'homme par les épaules pour l'obliger à le regarder dans les yeux. Manquant à tous ses devoirs de politesse, il déclara d'une voix rauque, presque agressive :

— Cesse de dire ce genre d'idioties, Chad. Un tel pouvoir n'existe pas ! Même les Alaiv sont incapables de...

— Oh, je sais bien. Les magiciens de l'Ordre des Vivants font un travail superbe en utilisant leur don pour soigner la populace, mais ce n'est pas ce dont je parle.

Le regard débordant d'une intense joie, il recula de quelques pas, pris une inspiration et, tel un comédien sur les scènes d'un somptueux théâtre, il clama :

— Je te parle d'un pouvoir légendaire, plus puissant que n'importe lequel. Je te parle d'une quête à travers le monde entier. Je te parle d'un œuf vieux de milliers d'années et du mystérieux Temple d'Heliyopolis. Je te parle du Phīniks !

Agacé par l'enthousiasme du Roi, Koja s'était égaré entre sa colère et l'espoir que ces mots avaient fait naître en lui. Il connaissait pourtant le goût amer du chagrin et celui, bien plus écœurant, de la désillusion. Serrant les dents, il repensa à tous ces marins qui étaient morts en vain, au sourire triste de Belén à chaque fois qu'on le tirait de sa cellule pour repartir en mer... Il essayait de les graver plus profondément dans son esprit.

Son regard, à elle, balayait tout en un battement de cils.

— Non... murmura-t-il. C'est impossible...

— Moi aussi, j'ai été surpris mais...

— C'est impossible ! l'interrompit Koja, la gorge nouée.

— Je t'assure que...

Transporté par une soudaine fureur, Koja se leva et attrapa le col du Roi, le secouant violemment. Il fallait qu'il hurle, qu'il chasse son désespoir et cette présence d'autrefois, si fade, qui le torturait.

— Quand vas-tu cesser tes enfantillages et te comporter en Roi ? Quand vas-tu cesser de jeter de pauvres hommes à la mer ? Quand vas-tu cesser de t'en servir de chair à canon ? Quand, dis-moi, vas-tu cesser de me faire courir après des chimères ?

Terrifié, Sa Majesté tremblotait, papillonnant vivement des paupières. Levant de grands yeux hagards vers Koja, il balbutia :

— Cette fois-ci, c'est différent... Je crois...

— Je me fous de ce que tu crois !

— Eh bien, Koja, votre voyage en Luanda vous aurait-il rendu vulgaire ? lança une voix à l'accent étrangement familier.

Surpris, Koja lâcha brusquement le Roi qui glissa au sol, défait. Il sonda le salon du regard mais n'y vit personne. Il eut besoin de quelques instants pour comprendre qu'un Alaiv usait de son pouvoir sur lui : seuls les Cintanes étaient capables de communiquer par télépathie.

Grinçant des dents, Koja prit quelques instants pour se calmer avant de se tourner vers la porte. Un homme vêtu d'une lourde toge noire apparut entre les deux battants dorés, la mine sévère et le regard assassin.

— Constancio ! s'écria le Roi.

— Ravie de vous revoir, Capitaine, se contenta de dire le nouveau venu, ignorant les yeux de chien battu que lui adressait Sa Majesté.

— Plaisir partagé, marmonna le corsaire.

Les deux hommes se défièrent du regard. Impuissant, Koja sentit l'esprit du Alaiv s'accrocher au sien, lui broyant les tempes. La voix de Constancio s'éleva de nouveau à l'intérieur de son crâne :

— Je vous prierai de respecter Son Altesse comme il se doit. Si jamais vous souhaitiez reprendre votre ancienne vie de pirate et croupir en prison, cela peut s'arranger.

Vaincu, Koja leva les mains en l'air, affichant une mine désolée. Le Cintane le fixa encore quelques instants, son regard noir s'apaisant derrière le verre usé de ses lunettes, puis s'approcha du Roi pour l'aider à se relever.

— Pourquoi j'accepterais de reprendre la mer ? demanda Koja, d'un ton plus posé. De risquer encore ma vie après tous ces échecs ? 

Époussetant sa tunique de soie, le Roi releva les yeux pour observer son émissaire. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, Koja avait toujours été sous les ordres de la famille royale. Il était rentré au service de son père peu après sa naissance et lui était resté fidèle, l'épaulant même dans la mort, lors de la sinistre guerre qui avait déchiré Woe, quinze ans auparavant.

La paix avait été signée. Chad était monté sur le trône. Koja lui avait juré allégeance et, depuis, il parcourait le monde dans l'unique but de le distraire... Souriant avec tristesse, il repensait à toutes ces fois où le corsaire était arrivé au port blessé, à tous ces mots qu'il taisait. À cette tristesse qui s'agitait dans le fond de ses yeux.

— Ce sera le dernier voyage... commença-t-il.

Koja secoua la tête, s'apprêtant à refuser, mais le Roi ne lui en laissa pas le temps :

— Et le pouvoir du Phīniks sera à toi !

Surpris, le capitaine lui jeta un regard intéressé. Son visage s'était soudainement illuminé, ravivé par ces quelques mots. Derrière lui, Constancio allait protester, mais Sa Majesté lui fit signe de se taire.

— À cause de moi, tu as tant perdu... reprit-il, désolé.

— J'ai appris à perdre sans aucune aide.

Malgré son expression désabusée, Chad aperçut la flamme qui s'était allumé en lui. L'espoir... Il suffisait d'une étincelle pour brûler les doutes.

Inspirant profondément, Koja posa une main sur le crâne du Roi.

— Parfois, je me demande pourquoi je cède à tous vos caprices.

Comprenant que le corsaire acceptait sa requête, Chad afficha un grand sourire et s'exclama :

— Oh ! Je sens que cette aventure va être fantastique !

— Son Altesse et moi-même vous accompagnons. 

Koja dévisagea le conseiller, surpris. Il ouvrit la bouche pour contester, mais Constancio le devança d'une voix froide. 

— Les visites diplomatiques se font rares ces dernières années et nous devons nous assurer que le pacte qui lie Woe à l'Empereur de Maune Kea ne s'est pas étiolé. Le Conseil se chargera du royaume en notre absence, aidé par la Reine Mère, expliqua Constancio, ajoutant pour l'empêcher de protester : C'est non négociable.

Koja eut un sourire désespéré mais ne dit rien. Il était prêt à tout pour obtenir le pouvoir de résurrection du Phīniks... Prêt à tout pour de nouveau sombrer dans les yeux d'Inaya.


Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant