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— Tu crois que l'Empereur possède l'œuf ? lâcha Belén, le regard fixé sur l'horizon.

Affalé sur la table de navigation, Koja avait repoussé compas, boussoles et verres à moitiés vides, froissant de son coudes leur vieille carte maritime. La tête posée sur ses bras croisés, il se laissait bercer par les lents remous du navire.

Debout derrière le gouvernail, Belén ajustait le cap. Il avait attaché ses dreadlocks avec une ficelle et s'était défait de son manteau de quartier-maître pour enfiler une veste de toile plus légère. Son visage, froissé par une expression que Koja n'arrivait à déchiffrée, étaient éclairé par l'intense lumière du jour.

Il avait quitté le port dans la nuit. Nas'sau s'était fondu dans la brume. Il était désormais loin de ce royaume de fous, mais le corsaire pouvait encore sentir l'odeur du sang et de la mort rôder autour de lui, comme un rapace affamé. Le regard de rubis d'Ēn̄jal flottait dans son esprit. Le son de sa voix résonnait en lui, le mettant en garde.

Jamais un escroc n'offrait ses services. Il ne poussait s'agir que d'un piège.

— Tu crois qu'il a le pouvoir de ramener les morts ? reprit le quartier-maître.

Agacé par ces questions, Koja relava la tête et attrapa d'une main lasse la gourde qui s'endormait au centre de la table. Il but avidement, savourant la fraîcheur de l'eau glissant dans sa gorge, avant de répondre d'une voix rauque :

— Je ne sais pas.

Belén renifla. Sa mâchoire était crispée sur une moue contrariée. Les yeux obstinément tournés vers l'océan, il semblait lutter pour contenir ses émotions. De la frustration, du mépris. De la peur.

Koja parcourut sa silhouette raidie du regard avant de fixer ses phalanges blanchies, refermées sur la barre. Inspirant profondément pour chasser l'inquiétude qui lui nouait le ventre, le corsaire ferma un instant les paupières, puis lâcha :

— Quoi ?

— Et si l'œuf de Bosh n'existait pas ? Et si le Roi et ses conseillers s'étaient trompés ?

Belén se retourna plus plonger ses prunelles orageuses dans celles de son capitaine.

— Et si ce n'était qu'une légende ?

Koja fut saisi par une douleur vive, si familière. La déception. Elle aurait raison de son courage. Déglutissant avec difficulté, il esquissa un sourire triste.

— Et si les cendres du Phīniks avaient le pouvoir de resusciter Inaya ? murmura-t-il.

Il baissa les yeux, incapable de d'affronter la peine qui brillait dans les yeux du Sarh. Se mordant l'intérieur de la joue, Koja refoula les larmes qui menaçaient de le submerger. Chacun de ses départs étaient chargés d'espoir, vite balayés par les humeurs de l'océan et la cuisante certitude de courir après une chimère. Chacun de ses retours étaient lourds de remords. Malgré les brûlures de la réalité, malgré le désespoir qui entrainait son cœur d'enfant trop vieux, Koja reprenait la mer.

Il voulait y croire. Ne serait-ce qu'un instant.

Inaya lui avait volé sa liberté. Elle était une ancre, assoupie au fond des abysses, qui le retenait, l'empêchait de s'égarer, de dériver sur la mer de cauchemars dans laquelle elle l'avait plongé. Sans sa voix, sans sa main posée sur son front, il était perdu. Elle l'avait rendu aveugle, avait fait tomber tout autour de lui une nuit éternelle, aussi sombre qu'apaisante... Aussi noire que les yeux d'Inaya.

Il voulait y croire. Ne serait-ce que pour échapper aux bras de la solitude.

Traversé par des souvenirs fanés, Koja leva les yeux vers son ami. Belén l'observa d'un œil compatissant. Avec un soupir, il coinça le gouvernail et s'approcha. Il posa ses deux mains à plat contre la table, une mine attendrie colorant son visage.

— Et si tu essayais de vivre dans le présent, avec nous ?

Une lueur amusé traversa son regard et Koja ne put s'empêcher de rire doucement. Le présent... Peut-être s'y plaira-t-il ? Après tout, Belén serait à ses côtés. Jeriko, aussi. Le cœur serré, il repensa à cet étrange cauchemars, à sa main tachée de sang posée contre son cœur. A la voix d'Inaya lui susurrant de la tuer.

Koja réprima un frisson d'horreur et chassa la proposition de son quartier-maître d'un geste du menton.

— Je ne peux pas.

— Tu ne veux pas.

Le corsaire sourit.

— Tu as raison, admit-il après une courte réflexion. Je ne veux pas du présent.

Belén leva les yeux au ciel et, lâchant un juron en Sarh, il tendit la main pour lui frapper le haut du crâne. Koja eut l'impression d'avoir vingt ans de moins et de se plier aux molles réprimandes de son père. Il fut surpris de voir sur le visage de son ami poindre l'expression tendre, bien qu'empreinte de colère, qu'affichait son paternel les jours d'orages.

Tout le ramenait en enfance. Tout le retenait, l'empêchait d'échapper à ce passé au goût de cendre.

— Et si tu cessais de vouloir retrouver ce que tu as perdu ?

— Et si tu t'occupais de tes affaires ? répliqua Koja, plus amusé qu'agacé.

Belén lui adressa un regard noir, avant d'éclater d'un rire franc. Le corsaire lui tira la langue.

— Et si tu arrêtais de te conduire comme un enfant ?

— Et si tu arrêtais de parler comme un petit vieux ?

Le Sarh prit un air faussement outré, s'apprêtant à lui cracher l'une de ses remarques salées lorsqu'une voix, jaillissant de nulle part, les fit sursauter :

— Et si vous mettiez fin à ce jeu d'idiots et que vous vous comportiez en adultes, pour une fois ?

Les deux hommes échangèrent un regard complice. Belén se retourna, une mine confuse froissant ses traits. Toujours avachit sur sa chaise, Koja pencha la tête sur le côté et sourit lorsque son regard croisa celui, pétillant, de Jeriko. Appuyée contre l'encadrement de la porte, les bras croisés sur sa poitrine, elle les observait, amusée.

— Vos hommes se mutinent, Kyāpan, lança-t-elle. Il semblerait que la cuisine de votre nouveau maître-coq déplaise à l'équipage.

Surpris, Koja se redressa et jeta un regard interrogateur à son quartier-maître, qui haussa les épaules pour toute réponse.

— De plus, reprit Jeriko. L'un de vos invités souhaiterait s'entretenir pour, je cite « vous arracher la tête et s'en servir de boulet de canon. ».

— Constancio... blêmit le corsaire.

La jeune femme hocha la tête, un sourire moqueur aux lèvres.

— Eh bien, si vous me le permettez, Kyāpan, je mettre un terme à cette mutinerie, déclara Belén en s'éclipsant.

Perplexe, Koja se tourna vers Jeriko, qui jeta un œil sur le pont, avant de s'incliner légèrement.

— Je crois que vous avez de la visite, Kyāpan. Je vous laisse...

— Non ! Attends !

Ignorant ses plaintes, la jeune femme disparut dans l'intense lumière du jour. Poussant un grognement désespéré, Koja jura.

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant