Constancio errait dans le port.
Emmitouflé dans un vieux manteau de toile rêche, il savourait les caresses de la brise iodée contre ses joues et le parfum amer de l'océan. Le bruit de l'eau, claquant contre le quai de pierre, apaisait son esprit torturé. Le balancement las des bateaux accompagnait le rythme de ses pas. La tête baissée sur les pavés rongés par le sel, le Cintane s'efforçait d'ignorer la silhouette floue du Fou qui le suivait, remplaçant son ombre.
Inspirant profondément pour s'enivrer des embruns marins, Constancio se laissa tomber sur un épais bloc de pierre qui avait dû appartenir à la façade d'une maison autrefois. Nas'sau était un dédale de ruines, un refuge pour les damnés. Le royaume des monstres.
Un coup de feu retentit, le faisant sursauter.
La Mort était tapie à chaque coin de rue. Les Hommes lui tenait tête, aussi arrogants qu'inconscients. Ils valsaient dans ses bras, déplaçant habilement les pièces d'un immense échiquier. Ils trichaient, jusqu'à l'échec et mat. Rois sans couronne, ils étaient tous perdant.
La gorge nouée, Constancio se retourna et leva les yeux. Plongeant dans l'ombre la ville, une immense forteresse s'élevait au centre de l'île, déchirant le ciel de son unique tour. Le château, à l'image de ceux qui en avaient fait leur demeure, était brisé de toutes parts mais défiait l'horizon avec orgueil. Il avait perdu de sa superbe et ployait sous le poids des années. Il avait résisté à la violence, aux orages. Il avait survécu à de profondes blessures et ses innombrables plaies étaient une victoire.
Hypnotisée par la prestance de ce palais en ruine, Constancio ne put s'empêcher de penser à Koja. Ses sourires dissimulaient une profonde douleur, ses blessures effacées par le bleu sombre de son manteau. Son arrogance voilait une trop grande violence. Dans le fond de ses yeux somnolait le monstre qu'il était autrefois, et celui qu'il était encore.
Koja était une ordure ; Belén, un criminel. Et lui ? Il était comme eux.
Le cœur lourd, le Cintane n'arrivait pas à se défaire de l'effroyable sensation qui l'étreignait depuis qu'ils avaient accosté à Nas'sau. L'intime sentiment d'être chez lui.
Mūrkha posa une mains sur son épaule. Constancio écarquilla les yeux, luttant pour ne pas se dégager. Jamais le Fou n'avait eu le pouvoir de le toucher.
Sa rencontre avec Oshige avait brisé ses certitudes. Comment un Cintane aussi jeune pouvait-il sombrer dans la folie ? Constancio était terrifié. Il était incapable d'endiguer le flot d'inquiétude qui se déversait en lui. Et, plus il se noyait dans le doute, plus Mūrkha avait de l'emprise sur lui. Il pouvait s'échapper du Kattale pour éclipser son ombre et le hanter même lorsqu'il n'utilisait pas son don. Sur les nerfs, Constancio commençait à perdre la tête.
Trop tôt. Bien trop tôt.
Serrant les dents à se les briser, le Cintane se détourna de la forteresse pour observer la ville. Nas'sau était le royaume des fous. Son royaume. Il devrait s'y faire.
Constancio soupira. Il s'efforçait de se concentrer sur le bruit de l'eau et les cris de mouettes, perchées sur les mâts, lorsque Mūrkha poussa un grognement irrité. Il s'agitait. Perplexe, le Cintane jeta des regards inquiets autour de lui. Il retint un cri de douleur quand une puissante lumière irradia son esprit.
Chad.
Sans hésiter, Constancio plongea dans les limbes du Kattale.
Ses pieds s'enfoncèrent dans une eau marécageuse. L'obscurité ambiante était coupée par une intense lueur. Le cœur battant, Constancio s'élança vers la silhouette vacillante du Roi.
Le jour où Chad était monté sur le trône de Woe, le Cintane lui avait offert une parcelle de son pouvoir en gage de loyauté. Il avait enfermé une goutte d'eau provenant du Kattale dans un médaillon en or. Ainsi, le Roi pouvait le joindre à tout moment. Il lui suffisait d'un mot, d'une pression sur le bijou pour que son conseiller accoure.
Chad ne s'en était servi qu'une seule fois. Un triste soir d'hiver, suintant de désespoir. Un soir, comme les autres, où le Roi avait retrouvé sa mère, seule dans le jardin, sans vie. Un soir où, perché sur le rebord de sa fenêtre, il avait prié pour qu'on l'empêche de sauter.
Constancio se pétrifia. Allongé dans l'eau, le visage taché de sang, Chad fixait avec horreur le corps sans vie de Wystan. Le médaillon dans sa main diffusait une intense lumière, créant d'étranges ombres sur sa peau. Campé devant lui, Siegfried s'était transformé en un véritable bouclier humain, parant les attaques des bandits, tandis qu'Aurell tranchait la gorge de son adversaire. Dans l'encadrement de la porte, Hiran utilisait son don de Gāli pour repousser les assaillant, toujours plus nombreux, qui s'engouffraient dans les étroits escaliers de l'auberge.
Constancio écarquilla les yeux et s'arracha aux bras du Kattale. S'efforçant d'ignorer la douleur qui lui sillait le crâne, il s'élança dans les rues.
Chad. Comment avait-il pu le laisser seul ?
Le souffle court, le Cintane maudit sa négligence. Alors qu'il quittait le port pour remonter d'étroites ruelles en direction de l'auberge, il se mit à réfléchir. Il n'avait sur lui qu'une dague à la lame émoussée. Les brigands étaient nombreux. Trop nombreux pour qu'il puisse les attaquer de front. Ils connaissaient sûrement mieux la ville et ses failles. Ils auraient l'avantage, quoi qu'il décide de faire...
Constancio poussa un grognement exaspéré avant de bifurquer à une intersection. Il se pétrifia lorsqu'une silhouette surgit de l'ombre pour lui barrer la route. Il tira son arme de son fourreau, mobilisant tout ce qu'il avait appris auprès du capitaine de la garde royale, avant d'être traversé par un frisson de soulagement. D'un geste gracieux, l'inconnue avait esquissée une révérence et retiré sa capuche.
— Vous avez besoin de mon aide, Śrīmān ? lança Shih, un sourire aiguisé aux lèvres.
— Chad est en danger, répondit-il simplement.
Le cœur battant à tout rompre, Constancio l'observa attentivement. Sa dague toujours en main, il hésitait. Pouvait-il lui faire confiance ?
Bēṭegāra était mort ; Shih, vaincue.
Si elle s'était rangée sous les ordres de Koja, elle n'en était pas moins une menace. Mettre la vie de Chad entre les mains d'une ancienne ennemie était risqué, mais c'était peut-être sa seule chance de le sauver. Shih, en plus d'être une magicienne hors pair, était une combattante exceptionnelle. Son agilité n'avait d'égale que sa force. Le Cintane avait cependant du mal à admettre que l'on puisse changer de camp aussi facilement.
— Je peux te faire confiance ? reprit-il, méfiant.
— La question est : le voulez-vous ?
Surpris, Constancio ne put s'empêcher d'esquisser un faible sourire. Comme Koja, Shih avait du panache. Séparée de son frère, son seul refuge, la jeune femme n'avait plus ni famille, ni patrie. Elle faisait partie de ces êtres déracinés, déchirés par le temps, qui erraient en quête de trésors oubliés. Shih avait besoin d'alliés à qui jurer fidélité, d'un butin à protéger... Et Chad avait besoin de Shih.
— Je veux te faire confiance, reformula-t-il sous l'œil amusé de la Maune.
Shih lui adressa un sourire éclatant de sincérité, avant de s'incliner.
— Vous ne le regretterez pas, Śrīmān !
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Samudra Nari [EN PAUSE]
Fantasy« Renard trop rusé pour tomber dans le premier piège, mais pas assez pour éviter le second. » Les légendes possèdent toujours une part de vérité, du moins, c'est ce qu'il croyait. Corsaire reconnu et émissaire personnel de Sa Majesté, Koja rentre un...