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Une odeur de poussière flottait dans l'air. 

Assis sur un vieux banc de bois, au plus proche de l'autel, Koja se laissait bercer par le silence. Le souffle du vent s'engouffrait par les trous béants qui s'ouvraient dans le dôme de la Carc, chantant une bien étrange mélodie. L'air, encore frais malgré l'éclat brulant du soleil levant, était chargé d'une rage presqu'animale. Nas'sau avait émergée des filets tranchants de la nuit pour plonger en plein cauchemar. Koja pouvait sentir l'odeur de l'argent passant de mains en mains, aussi clairement que celle du sang qui imbibait les pavés.

Les loups étaient retournés se blottir dans leurs tanières, laissant les chiens s'arracher la tête dans d'étroites ruelles. Nas'sau avait transformé les êtres humains en bêtes. Les tours détruites de l'antique château, assiégé par la violence et l'ignorance, renfermaient les plus cruels prédateurs.

Seul dans la Carc abandonnée, Koja réfléchissait. Le bâtiment devait avoir une centaine d'années. Construit près du port, il avait été pillé, saccagé puis maladroitement remis en état avant d'être oublié. Le toit, ouvert au ciel, laissait entrer mouettes et goélands qui avaient fait leur nid sur les épaisses poutres. De partout sur les murs, le lierre avait poussé, recouvrant les peintures décolorées et les vitraux brisés. La végétation s'immisçait entre chaque pierre, serpentant jusqu'aux bancs, se nourrissant des souvenirs fanés de la Carc.

Koja ferma les yeux pour inspirer profondément. Il détestait ce lieu. Depuis qu'il avait passé les lourdes portes fendues, laissant Belén et Jeriko sur les quais déserts, d'effroyables images émergeaient de sa mémoire. Le feu, embrasant le ciel pour l'encombrer de son épaisse fumée. Le bois, rongé par les flammes, et les visages dessinés dans les hautes vitres colorées qui fondaient, se mêlant au sang qui suinta des dalles. Inaya, seule à travers la brume fauve. Inaya, sur son trône de mariée, qui l'attendrait toujours.

Inaya. Ses yeux, aussi noirs que la cendre, plongés dans les siens.

Koja frissonna d'horreur et se secoua pour sortir de sa torpeur. Endiguant le flot de douleur qui se déversait en lui, le corsaire quitta des yeux le coffre éventré agonisant sur l'autel pour observer le duo d'oiseaux qui battaient des ailes sous la charpente. Un imposant goéland poussait des cris stridents, comme pour effrayer la mouette qui protégeait ses petits. Se jetant l'un contre l'autre, ils se blessaient, ne craignaient ni la souffrance, ni la mort.

Koja esquissa un sourire dépité. La vie n'était faite que de combats. Seuls les plus forts pouvait espérer survivre et, tandis que les faibles servaient de festins aux gagnants, les plus rusés s'efforçaient de passer inaperçu. Installée à la fenêtre de son gigantesque château, la Mort faisait des paris.

Serrant les dents, le corsaire ramassa une pierre. D'un geste empreint de colère, il la jeta sur le goéland qui s'esquiva en un pépiement mécontent. Koja l'observa fendre le ciel pour disparaître dans l'intense lumière. Satisfait, il se laissa retomber sur le banc et sursauta lorsqu'une voix étouffée lança :

—  Que me vaut le plaisir de votre visite, Kyāpan ?

Agacé d'avoir été ainsi prit par surprise, Koja s'interdit de se retourner. Se composant une mine sombre, dénuée de toutes émotions, il ne répondit pas. Dans son dos, quelque part à sa droite, une paire de botte heurta la dalle.

—  Veillez excuser mon retard, j'ai eu quelques imprévus.

Ēn̄jal apparut brusquement à sa gauche. Un lourd manteau d'un rouge terne épousait ses épaules carrées, dessinant à la perfection ses courbes délicates. Ses mains gantées pressaient fermement un mouchoir immaculé, désormais taché de sang, contre sa cuisse. Il avait relevé sa capuche et portait cet étrange masque de métal qui avait gravé son nom dans la mémoire du monde.

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant