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Koja esquissa un sourire mauvais.

Assise à même le sol, vêtue d'une simple chemise tachée de sang et d'un pantalon trop grand pour elle, Bēṭegāra soutenait son regard sans ciller. Humiliée, elle faisait preuve d'une fierté sans pareille. Elle gardait ses yeux, deux billes d'onyx enfoncées dans une fente aussi fine qu'un trait dessiné au pinceau, fixés sur le corsaire.

Immobile, Koja la toisait de toute sa hauteur, savourant sa victoire et le pouvoir qu'il pouvait exercer sur elle. Il avait retiré la ceinture qui tenait son bras blessé en écharpe et enfilé son manteau de capitaine, malgré les protestations de Belén. Il refusait de paraître faible et rien n'importait plus pour lui que de sauver les apparences.

Bēṭegāra lui avait fait poser genou à terre. Sa lame, en s'abattant sur son épaule, avait brisé son égo aussi violemment que ses os.

Entouré de la plupart des membres de l'équipage, Koja s'appliquait à faire ce pour quoi il était incontestablement doué : fanfaronner. Silencieux et légèrement en retrait, Belén lui jeta un regard noir dans lequel valsait l'inquiétude.

Il ne comprenait pas.

Contrarié, Koja serra les dents pour réprimer sa colère et se concentra sur le visage de marbre de Bēṭegāra. Belén ne connaissait pas l'échec. Il ne savait rien de l'amertume et du désarroi qui lui nouait la gorge lorsqu'il croisait son propre regard dans un miroir. Il n'avait jamais douté de lui-même, il n'avait jamais fui son reflet, ni noyé son désespoir dans le fond d'une bouteille au goût et à l'odeur répugnante.

Il n'avait jamais posé le canon de son révolver contre son front, tiraillé par l'envie de se faire exploser la cervelle.

Koja avait beau se vanter, cracher sur les autres et se fondre dans une arrogance acide, il n'arrivait pas se défaire de ce sentiment d'infériorité qui lui collait à la peau. Des milliers de victoires n'y changeraient rien... Il serait toujours perdant.

Le corsaire se noyait dans les prunelles d'ébènes de Bēṭegāra. Même ligotée au mât, dépouillée de ses armes et de sa dignité, elle gardait la tête haute. Elle avait gagné, et ils le savaient.

Déglutissant pour chasser la honte qui lui nouait la gorge, il se reprit. Il renifla avec dédain et lui adressa un sourire vorace.

—  Cela fait des années que je rêve de rencontre une Nōṭa. Je dois t'avouer que je suis un peu déçu.

Bēṭegāra eu un petit rictus amer : il lui retournait ses affronts. Elle plissa légèrement les paupières mais ne réagit pas. Satisfait, Koja se délecta de son silence presqu'autant que des regards admiratifs de ses hommes. Il croisa les bras, ignorant la douleur qui la traversa. Il aperçut l'expression désapprobatrice de Belén. Ses doigts étaient encore paralysés et ses poumons le brûlaient atrocement mais il s'en moquait. Il savait encaisser les coups. Aucune blessure n'était assez profonde pour l'atteindre.

—  A qui ai-je l'honneur ? lâcha-t-il.

— Mon nom est Shih Ching, fille de Bēṭegāra, le Chasseur.

Koja leva un sourcil, étonné.

—  Ne me dis pas que ton gentil papa s'est pris les pieds dans ses pièges et ses collets ? railla-t-il.

—  Les renards roux font de très beaux manteaux de fourrure, répliqua Shih d'une voix glaçante.

—  Si c'est ma peau que tu veux, ça peut s'arranger.

Les marins ricanèrent. Koja aperçut Belén lever les yeux au ciel. Silencieuse, la Maune se crispa, luttant pour dissimuler sa nervosité. Elle allait finir par céder.

Profitant de cet infime instant de faiblesse, Koja posa un genou à terre pour s'abaisser à sa hauteur et, avec brutalité, il écrasa sa main paralysée contre le cou de Shih. Il sentit sa peau se déchirer, la chaleur humide du sang dégoulinant sur son torse. La douleur lui coupa le souffle. Il s'accrocha à ce sourire mesquin qui illuminait son visage. Son corps ne le trahirait pas. Pas cette fois.

Refoulant la brûlure qui lui rongeait l'épaule, bien cachée par l'épais cuir de son manteau, Koja s'efforça de planter ses doigts dans la peau claire de la Maune. Le silence qui tomba sur le navire était chargé d'effroi.

—  Méfie-toi, je suis bien plus qu'une proie. Je suis un prédateur.

Grisé par la surprise, teintée de terreur, qui s'était allumée dans les yeux de Shih, Koja approcha doucement son visage du sien. Il sentit son souffle courir sur ses lèvres et sourit. Le contraste de ses yeux, aussi noirs que de sa chevelure coupée au menton, sur sa peau de porcelaine était saisissant.

Il relâcha la pression qu'il exerçait sur sa gorge et, avec une caresse, il se redressa.

—  Je veux que tu rejoignes mon équipage, déclara-t-il avec sérieux.

Un murmure étonné traversait les marins. Belén, qui n'avait cessé de fixer Shih, releva les yeux.

—  Je ne suis pas une prostituée, s'indigna la Maune.

—  J'ai besoin de tes pouvoirs. Le reste ne m'intéresse pas.

Une étincelle jaillit du fond de ses prunelles. Koja sourit. Rien n'était plus fragile que l'espoir.

Le regard plongé dans celui de cette femme, Koja se revit brusquement, coincé entre deux gardes, les mains enchaînées, ses pieds nus traînant contre les pavés sales de Jewel. La corde valsait dans le vent. La foule s'était rassemblée autour de l'échafaud. Ils hurlaient à mort, mais c'était à peine s'il les entendait. Il gardait les yeux rivés sur la corde. Il avait tellement espéré la sentir glisser autour de son cou.

L'espoir...

— J'accepte, mais j'ai une condition.

Papillonnant des paupières, Koja la dévisagea. Le sang lui collait à la peau, la douleur avait fait tomber un voile noir devant ses yeux. Plongé dans une brume épaisse, le corsaire fit un geste du menton pour l'autoriser à parler.

Shih inspira vivement avant de lâcher, d'une voix vibrante : 

—  Laissez-moi tuer mon frère.

Frappé par ces quelques mots, Koja se sentit vaciller. La détresse qui émanait de Shih lui tordit le cœur. Remarquant son hésitation, elle se défit de ce qui lui restait de dignité pour supplier : 

—  Mon petit frère est Cintane. Il est en train de sombrer dans les limbes du Kattale ! Laissez-moi le libérer et je jure que jamais je ne vous trahirais. Je vous protégerais, je vous donnerais tout ce que je possède... Je vous en prie.

Troublé, Koja la dévisagea. Tout tanguait autour de lui. Il jeta un regard désespéré à Belén qui s'approcha discrètement. En voulant l'aider à garder l'équilibre, il posa sa main sur sa plaie. Une décharge parcourut le corsaire. Il laissa échapper un grognement de douleur et manqua de tourner de l'œil. Se mordant violement l'intérieur de sa joue, il réussit à rester éveiller.

—  Je... Je vais y réfléchir, articula-t-il avant d'attraper le bras de Belén.

—  Remettez-lui le masque et retournez à vos postes, poursuivit le quartier-maître.

Shih tenta de protester, perdue entre effroi et déception. A l'instant où son visage disparut derrière l'épais sac de toile qu'on lui enfonça sur la tête, Koja s'effondra.

Ses jambes se dérobèrent et son front percuta le sol en un bruit sourd. Il sentit les mains de Belén s'accrocher à son manteau pour le retourner. Sa tête bascula en arrière lorsque le Sarh le souleva.

—  Trouvez-moi Redha, brailla Belén.

Et alors qu'il perdait connaissance, Koja sourit lorsqu'il entendit son ami pester :

—  Je vais te faire ravaler ta fierté, bāsṭarḍ !

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant