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Shih fixait la gueule du revolver.

Le cœur battant, elle leva les yeux et croisa le regard tranchant du capitaine.

Ses doigts, enroulés autour de la crosse, étaient livides, aussi blanc que l'ivoire. Son nez était traversé par une large cicatrice aux teintes violacées qui contrastait violement avec sa peau pâle. De profondes cernes creusaient ses joues. Il avait l'air éprouvé et tentait de dissimuler ses douleurs derrière un masque d'arrogance, déjà fendu.

Il était faible.

Elle l'avait lu dans le fond de ses yeux, dans le coin de son sourire. Perchée sur son épaule, la Peur lui murmurait des poèmes, battant de l'aile lorsque le danger pointait le bout de son nez. Elle se glissait dans ses manches, faisant tomber dans les poches de son manteaux, usé par l'échec, des pièces d'or et quelques mots insolents.

Koja avait apprivoisé la Peur et fait d'elle sa plus précieuse alliée.

La gorge nouée, Shih aperçut son frère. Les mains liées, il avait été tiré de la cale dans laquelle s'entassaient les prisonniers, et était escorté par deux hommes. Un morceau de tissu le bâillonnait et un épais pansement lui mangeait la joue. Il tenait à peine debout. On aurait dit un pantin désarticulé, une poupée de chiffon bien trop fragile.

Oshige.

Alors que Koja l'attrapait par le bras pour le jeter à ses pieds, Shih sentit son cœur se serrer. Voilant ses traits, si naïfs, l'expression victorieuse du Fou empreignait chaque pli, chaque creux, rependant ses ténèbres dans l'esprit agité de son frère. Ce visage, qu'elle avait tant aimé, lui échappait et se brisait au cœur du Kattale.

—  C'est d'accord, lâcha le corsaire.

Surprise, Shih quitta des yeux la mine satisfaite d'Oshige pour le dévisager. Samudra Nari s'était défait de ses airs méprisants et l'observait, patient, une étincelle de compassion valsant dans ses iris ternes. Comme elle ne réagissait pas, il ajouta :

—  Libère-le.

Shih refoula les sanglots qui menaçaient de l'envahir. Elle hocha la tête, incapable de prononcer ne serait-ce qu'un mot. Et, alors qu'un homme tranchait la corde qui lui liait les mains, elle plongea dans le regard éteint de son petit frère.

Oshige. Comment en étaient-ils arrivé là ?

Shih saisi le canon du pistolet. Ses doigts tremblaient. Le monde tanguait lentement autour de lui. Koja sourit. Elle aperçut dans son dos le Sarh, la mine sévère, qui la fixait sans un mot. La lourde chaîne qui la retenait prisonnière du mât lui rongeait le ventre, pesant sur son cœur.

Serrant les dents, elle tendit la main à son frère et s'efforça de lui adresser un sourire. Oshige se redressa, rit doucement et rampa jusqu'à ses bras. Alors qu'il se blottissait contre elle, Shih se répétait cette promesse qu'ils s'étaient faite enfant.

Errant dans les souks de Corcel, main dans la main, ils s'étaient approchés de la côte pour contempler l'océan. Le soleil inondait le ciel de sa lumière, faisant danser ses rayons sur la surface de l'eau. Cœur contre cœur, Oshige lui avait murmuré :

« Ne me laisse pas tout seul dans le noir. »

Jamais. Un seul mot, qu'elle avait soufflé à son oreille. Un mot qui avait percé le vacarme étouffant de leur vie pour aller se glisser au creux de ses yeux noirs.

Les marins s'étaient écartés mais laissaient leurs regards couler vers eux. Ils attendaient le coup. Le cri. L'ultime acte d'amour.

Assis sur le bastingage séparant le gaillard arrière du pont, Koja jouait nerveusement avec un petit couteau. Ses jambes dansaient dans le vide. Il lui jetait parfois des regards, débordant de douleur. Ils avaient la même douleur. Les mêmes regrets.

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant