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Redha inspira profondément pour chasser l'odieuse migraine qui lui enserrait le crâne.

Penché en avant, la joue écrasée contre la table de navigation, il essayait de noyer dans le silence, habité par les rumeurs de l'océan endormi, le martèlement sourd de son cœur. Le sang battait ses tempes compressées. Ses poumons se gonflaient avec douleur. Ses muscles, bien trop raides, semblaient prêts à se déchirer et son estomac refusait de se dénouer.

Un coup de feu retentit dans le lointain.

Redha s'efforça d'ouvrir les yeux. Ses paupières brûlantes papillonnèrent. Son regard s'adapta rapidement à l'intense lumière qui se déversait à l'intérieur de la timonerie, faisant scintiller les vites sales des deux larges portes fenêtres.

Il était encore tôt.

Les marins, contraints de rester à bord pour surveiller le navire, retenaient les heures. Ils étaient tous plongés dans un sommeil réparateur et Redha n'avait pas eu le courage de les réveiller. Seul, le cœur au bord des lèvres et la tête imbibée d'une douleur floue mais persistante, le Dēha s'était servi quelques verres de rhume avec l'espoir de se rendormir. En vain.

Refoulant la vague de nausée qui lui broyait les entrailles, Redha passa une main sur son visage en sueur avant se secouer. La vie en mer était un véritable enfer.

La violence de l'attaque pirate qu'ils avaient essuyé se faisait encore ressentir à bord. Le médecin avait fait de son mieux. Il s'était occupé de chaque blessure, avait déversé un peu de sa magie dans chaque plaie. Son corps, vidé de tout pouvoir, menaçait de s'écrouler au moindre mouvement. Vibrant de douleur, écrasé par la fatigue et le manque, Redha avait veillé sur ses patients. Cinq hommes s'étaient éteint sous ses yeux. Cinq. Leurs prénoms resteraient à jamais gravé en lui, symboles d'échec.

Redha poussa un soupir dépité, écartant d'un geste maladroit la bouteille de rhume à moitié vide pour attraper sa gourde. En glissant dans sa gorge brûlante, l'eau lui fit l'effet d'une lame lui lacérant la peau. Jamais il n'avait autant souffert après avoir utilisé son don.

Piquant de nouveau du nez, le médecin se sentait sombrer dans un sommeil agité lorsqu'une ombre se dessina dans les larges vitres de la porte-fenêtre. Surpris, le Luan sentit son cœur s'affoler, tandis qu'il luttait contre l'obscurité qui s'agrippait à lui, tâtonnant à la recherche d'une arme. Sa main tremblante se posa sur le pommeau d'une dague qu'il tira de son fourreau. Coupant l'intense lumière, une silhouette élancée se glissa à l'intérieur de la timonerie à l'instant où il sautait sur ses pieds, complètement réveillé.

Shih lui jeta un regard interrogateur.

Perplexe, Redha rangea maladroitement son arme, balbutiant des excuses. La jeune femme fronça les sourcils.

—  Tu as bu, remarqua-t-elle, sa voix empreinte d'un fort accent Maune déformant ces quelques mots.

—  De l'eau, seulement.

Redha leva sa gourde, comme pour prouver ses dires, puis se laissa retomber sur sa chaise. Shih hocha lentement la tête, un air dubitatif froissant ses traits.

—  C'est ce qu'ils disent tous, marmonna-t-elle avant de poursuivre, l'empêchant de protester. Qui surveille le navire ?

—  Toi.

La jeune femme eu un rictus agacé qui amusa Redha. Qui aurait cru qu'une Nōṭa, capable de façonner le moindre de ses traits, soit aussi expressive ? Il suffisait de quelques mots pour que son masque se brise et qu'on puisse lire en elle comme dans un livre ouvert.

Redha sourit. Si les autres n'avaient pas eu le temps ou l'envie de discuter avec Shih, le médecin avait profité de ces courts instants passés à soigner ses blessures pour en apprendre plus sur elle. La Maune s'était révélée bien moins féroce que rusée.

La mort d'Oshige avait creusé ses yeux, comme son cœur. Elle n'avait cependant versé aucune larme, pousser aucun cri. Elle avait rangé sa douleur, l'avait enfouie au plus profond de son être et avait relevé la tête.

Shih avait pourtant la Chasse-partie, le sourire aux lèvres, et s'était agenouillée devant Koja pour lui jurer fidélité.

Bēṭegāra, le Chasseur, n'était plus.

La jeune femme s'était ensuite faite discrète. Elle s'était rangée aux côtés des marins, dormait avec eux sur le faux-pont et s'efforçait de leur faire oublier la cruauté dont elle avait fait preuve durant le combat. Si les matelots l'avaient accepté parmi eux sans mal, elle restait sur ses gardes, attentive à la moindre faille pour saisir l'occasion de briller.

Shih souhaitait obtenir la confiance et le respect de son nouveau capitaine. Lui prouver qu'elle tenait ses promesses.

« Je suis ta meilleure lame. » avait-elle affirmé en lui tendant la Chasse-partie signée. Koja lui avait rit au nez et l'avait défié.

Shih gagnerait ce pari.

—  Où est l'équipage ? demanda-t-elle, le tirant brusquement de ses pensées.

—  Ils voguent sur une mer de songes.

La jeune femme leva les yeux au ciel, visiblement agacée. La taquiner était un jeu d'enfant.

—  Les prisonniers ?

—  Qu'est-ce que j'en sais ?

Shih se raidit. Une lueur angoissée traversa ses prunelles d'encre, tandis qu'elle se jetait sur lui. Elle l'attrapa par le col et l'obligea à se redresser avant d'hurler, tremblante de rage :

—  Où sont les prisonniers ?

—  On les a relâché hier soir, bredouilla Redha, paralysé par la peur. Ordre du Kyāpan.

 Śi! jura-t-elle.

La jeune femme le fusilla du regard mais Redha aperçut, dissimulé derrière l'angoisse, une joie malsaine. Une faille. C'était tout ce qui lui fallait.

—  Mes hommes sont des charognards, expliqua-t-elle au médecin, qui l'observait dégainer son poignard d'un œil inquiet. Ils savent que le Roi de Woe étaient à bord de ce navire. Ils savent aussi que certains serraient prêt à payer une fortune pour mettre la main sur lui.

—  Chad est en danger, termina le Luan.

Shih acquiesça d'un signe de tête. Un léger sourire flottait sur ses lèvres. Traversé par une violente panique, Redha se leva en reversant sa chaise et se précipita vers les bouches à feu accrochées au mur. Armant maladroitement son tromblon, il sursauta lorsque la Maune posa une main sur son épaule. Sur les nerfs, il ne sut comment interprète l'étrange expression qui tordait ses traits. Un sérieux sans pareil, empreint d'une profonde jubilation.

—  Ils oublient cependant que leur capitaine s'est rangée du côté de la couronne, souffla-t-elle en lui volant son arme.

Shih glissa le tromblon dans sa ceinture et abaissa la lourde capuche de son manteau. Son visage se fondit dans l'ombre et ses yeux, semblables à deux billes d'onyx, reflétaient l'intense lumière du jour.

—  Réveille les marins, puis court chercher le quartier-maître. Il attend au pied des ruines d'une ancienne Carc. Il n'y en a qu'une, tu ne peux pas te tromper.

D'un geste ferme, elle détacha le sabre qui pendait à sa hache pour le lui fourrer dans les mains.

—  Prends-en soin, dit-elle simplement.

Et, ignorant les timides protestations du médecin, Shih rejoignit les portes-fenêtres entrouvertes de la timonerie à grandes enjambées. Elle s'apprêtait à s'éclipser quand Redha trouva le courage de lancer :

—  Et toi ?

—  Moi ? s'étonna-t-elle.

Elle lui adressa un sourire ravie, dissonant avec la mine féroce qu'elle affichait.

 — Je vais sauver Sa Majesté.

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant