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Une rue.

Noyés par les ombres, les pavés humides s'agrippaient à ses bottes. Les murs, abîmés par le temps, s'étaient courbés, prêt à s'affaisser. Un liquide vermeil suintait des pierres rongées par le sel, colorant le sol d'un rouge sanglant.

Koja papillonna des paupières. Ses yeux, désormais secs, brûlaient d'avoir trop pleuré. Ses larmes avaient creusées de profonds sillons sur ses joues couvertes de cendres.

Il était perdu.

Seul au milieu de ce village calciné, il se souvenait du feu, d'une profonde colère et de la peur. L'écho de cris horrifiés serpentaient dans les ruelles désertes, prisonnier de l'immense dédale. Il rependait dans ce labyrinthe des milliers de visages déformés, de voix brisées. Vies immolées.

Koja sursauta lorsqu'une main se posa sur son épaule. Belén lui sourit. Une immonde cicatrice barrait son visage éteint, déchirant sa peau aussi noire que la suie. Deux abîmes sans fond s'ouvraient dans ses orbites vides où grouillaient l'obscurité.

—  Renard trop rusé..., souffla-t-il à son oreille. Méfie-toi du Petit soldat cassé.

Koja suivit son regard et, à l'instant où ses prunelles se posèrent sur la silhouette immobile qui était apparue au bout de la rue, Belén s'évapora. Son corps devint cendres. Sa main, toujours posée sur son épaule, se désintégra pour couler contre sa peau, collant sa chemise, l'imbibant d'une odeur de mort.

— Méfie-toi...

La gorge nouée, Koja fit un pas. Toujours figée, le dos droit, les épaules carrée et le menton levé, la silhouette scintillait, se découpant dans la noirceur du ciel. Une longue épée dorée à la main et une couronne de diamant posée sur son crâne, elle ouvrit les yeux pour l'observer approcher.

Jeriko.

Lorsque leur regard se croisèrent, un puissant lien jaillit de fond de leur âme. Saisi par l'irrépressible besoin d'être près d'elle, contre elle, Koja courut et, alors qu'elle baissait son arme, l'attira à lui. Il plongea son visage dans son cou, respira son parfum, s'enivra de sa peau. Transversé par le désir, Koja leva les yeux. Son cœur manqua un battement.

Jeriko sourit lorsque son épée tinta contre les pavés humides. Des larmes de sang dégoulinaient sur son visage pâle. Elle tira le court poignard, glissé dans la ceinture du corsaire, et se pencha pour l'embrasser. Avec la pointe d'acier, elle traça un cercle dans sa paume. Elle posa sa main blessée sur la poitrine de Koja et murmura contre ses lèvres.

—  Nāśa.

Le monde se brisa. Projeté en arrière, Koja fut engloutit par les ténèbres. La douleur s'immisça en lui, immolant son corps. Il ouvrit la bouche, mais son cri resta coincé dans sa gorge déchirée.

Koja plongea dans une mer de sang.

Le liquide, à l'odeur âcre et au goût bien trop familier, s'infiltra entre ses lèvres tremblantes, se glissant dans ses narines et ses oreilles, sous ses paupières. Battant des bras, Koja tenta de s'échapper, de percer la surface. Des doigts invisibles s'agrippaient à ses vêtements, griffaient sa peau, l'entrainant toujours plus vers le fond.

—  La plupart des corsaires finissent par se noyer, chantonnait une voix, tendre, qui lui rappelait de beaux jours.

Une main l'attrapa délicatement par le poignet. Koja inspira profondément. Ses poumons, pleins d'eau, le faisaient encore souffrir et ses yeux étaient humides.

— Reste avec moi, mon Renard.

Koja papillonna des paupières. Il était allongé sur un large lit. Les draps défaits dégageaient un parfum familier. Deux bras, dont la peau brune contrastait avec la sienne, bien trop pâle, l'enlaçaient. Apaisé, Koja sourit lorsque l'on déposa un léger baisé sur son front.

— Reste avec moi... L'océan ne veut pas de toi.

— Je ferais tout ce que tu veux, murmura-t-il.

Inaya sourit.

— Tue-la.

— Qui ?

— Jeriko.

Koja écarquilla les yeux. Une lame glissa sur sa gorge, caressant sa peau.

— Tue-la, ou je le ferais.

Koja se redressa si vivement qu'il faillit tomber de son hamac. Le souffle court, il papillonna des paupières pour reprendre ses esprits et calmer les battements affolés de son cœur.

Un cauchemar. Encore.

Plongée dans une obscurité tamisée la chambre était silencieuse. Le dos appuyé contre le lourd paravent, Belén s'enfonçait dans un sommeil aussi léger qu'agité. La mâchoire crispée et les sourcils froncés, ses doigts effleuraient la lame de son poignard, plantée dans le plancher.

Koja esquissa un faible sourire. Si Belén le protégeait de tous ceux qui voulaient sa peau, il était impuissant face à ses démons.

Passant une main sur son visage, le corsaire retint un soupir et leva les yeux vers le vieux lit sur lequel dansaient les faibles rayons de l'aube, qui s'immisçaient entre les volets de bois pourri. Allongée sur le ventre entre les épaisses couvertures, Jeriko dormait paisiblement, le visage écrasé contre le matelas.

Koja frissonna au souvenir de ses lèvres contre les siennes et de cette violence qui avait explosé en lui lorsque ses doigts, tachés de sang, avaient rencontré sa peau. Secouant vivement la tête pour chasser ces sensations créées de toutes pièces par son esprit agité, le corsaire posa ses pieds nus au sol.

Ses yeux fatigués glissèrent le long des murs pour se poser de nouveau sur les paupières fermées de Jeriko.

Ses cheveux défaits tombaient sur ses épaules en une cascade de lumière, les doigts du soleil s'emmêlant timidement dans cette crinière blonde. Troublé par cette surprenante douceur qu'émanait la jeune femme, Koja ne parvenait pas à se détourner. Il explorait son visage, caressait du regard ses traits trop ronds, enfantins. Son cœur s'emballa lorsqu'elle grimaça, laissant transparaître une infime douleur. Il voulut s'approcher, mais se ravisa.

Se méfier de l'eau qui dort. Koja l'avait appris à ses dépens et son ignorance lui avait coûté bien plus qu'une bourse remplie d'or et sa dignité. Frôlant de ses doigts tremblant sa gorge, il pouvait encore sentir le poids de cette corde à l'odeur de mort qu'on lui avait passé autour du cou.

Refoulant les larmes qui gonflaient ses paupières, Koja attrapa la chemise qu'il avait jeté dans un coin de la pièce. La tête baissée sur les boutons qu'il enfilait maladroitement, il sentit plus qu'il ne vit l'ombre qui se faufila près de lui.

— Tu sais, souffla-t-il. Je commence à croire que tu avais raison.

Seul le silence lui répondit, accompagné par les respirations régulières des dormeurs.

— Je suis un enfant qui croit encore aux contes de fées...

Koja leva les yeux et aperçut, flottant près de lui, la silhouette éphémère d'Inaya. Son visage, froissée par cette immuable mine contrariée, était parsemé de lumière. Le corsaire sourit.

— Ne soit pas jalouse. Tu sais très bien qu'il n'y a que toi qui compte.

Le reflet d'Inaya vacilla tandis que ces quelques mots se fondaient dans l'absence. Les prononcer à haute voix lui nouait la gorge. Ils sonnaient étrangement faux.

Koja mentait. La vérité lui échappait, glissait entre ses doigts sans qu'il puisse s'en saisir.

Tout était tellement plus simple lorsqu'Inaya était encore en vie, lorsqu'il n'était qu'un pantin sous le fil de ses mains. Si facile... lorsqu'il n'était pas maître de son cœur.

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant