Samudra Nari [EN PAUSE]

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Une dizaine de flambeaux illuminaient la nuit.

Son tricorne à la main, Belén errait dans les souks, savourant la fièvre qui se répandait comme une traînée de poudre dans les rues bondées. L'obscurité s'était emparée de la ville et ses habitants sombraient dans une joyeuse ivresse, tandis que les puissants étouffaient entre les hauts murs de leur palais. Aveuglée par les feux qui brûlaient les ombres et valsaient sur les visages creusés des mendiants, Mauna Kea s'était retournée, ignorant la misère qui pillait le port.

Transpirant dans son vieux manteau de cuir, Belén se fondait dans la foule désabusée et saoule, qui profitait de l'effervescence du moment pour oublier ses déboires. Les deux mains plongées dans ses poches, il jetait des regards intrigués autour de lui. Il avait beau connaître Duḥkha sur le bout des doigts, il était toujours surpris lorsqu'il s'égarait le soir au cœur des ruelles animées. Ces frasques, aussi éphémères que superficielles, servaient de cache-misère aux pauvres diables qui hantaient le port.

De partout autour de lui éclataient des rires grinçants, dénués de joie, débordants de désarroi. Retenant un soupir désespéré, le quartier-maître se faufila entre les enfants qui chahutaient autour de vieillards assoupis, pour rejoindre l'entrée d'une taverne. La plupart de ses hommes avaient profité de leur première soirée à terre pour retrouver les plaisirs de la boisson. Certains étaient aller explorer les nombreuses rizières qui bordaient la ville, laissant aux marins les plus âgés le soin de nettoyer le navire. Tous avaient mérité ces quelques jours de repos. Belén n'était pas revenu au port pour eux.

Le dos courbé par la fatigue, le quartier-maître se laissa porter par la marée mouvante qui s'engouffrait et ressortait lassement de la taverne. Perdu au cœur de cet océan de corps, de voix, d'odeurs, Belén se sentait étranger. Un instant, il fut saisi par l'envie de s'échapper de cette touffeur dégoulinante d'angoisse. Caché derrière la joie et l'hilarité des visages, le désespoir de ces âmes en peine suintait par tous les pores de cette peau, couverte de sueur et du sel de larmes arides. Papillonnant des paupières, Belén chassa les souvenirs des villes d'acier et de carton qui s'entassaient aux abords des hautes tours de Sarhmoa. Toutes ses silhouettes, écrasées par la faim et la peur, qui erraient dans l'ombre des puissants, qui dormaient dans les ruelles mal éclairées et qui avaient encore le courage d'ouvrir les yeux à l'aube.

La misère Maune n'avait ni la grandeur, ni l'éternité de celle qui pesait sur le peuple Sarh.

Passant une main sur son visage moite, Belén s'efforça de retenir les frissons de dégoût qui le saisissaient malgré lui. Du regard, il parcourut la pièce dans l'espoir de trouver au cœur de cette agitation l'objet de sa venue : une silhouette gracile, drapée de mystère, d'une beauté aussi tranchante que la lame dorée de ses jambiyas. L'un des membres de son équipage le plus talentueux et, pourtant, le moins fidèle. Des yeux longilignes dont les paupières étirées renfermaient deux billes d'onyx.

Ching Shih.

La Maune s'était éclipsée juste avant le début des festivités et de cet interminable repas aux mets si chers qu'ils en étaient répugnants. Le quartier-maître l'avait aperçu s'échapper dans dernière lueur du jour sur le dos d'un cheval. Emmitouflée dans une épaisse cape, elle avait levé la tête en direction des hautes fenêtres. Belén aurait juré avoir croisé son regard.

Repoussant d'un geste ferme le corps désarticulé d'un homme aussi saoul que squelettique, Belén s'approcha du bar et de la petite scène de bois pourri qui trônait dans un coin de la taverne. Avant de s'installer à la table de Marwan, le quartier-maître avait demandé à Constancio d'établir un lien télépathique avec Shih. Il craignait son intelligence et cette sournoiserie qu'il faisait scintiller ses yeux. Duḥkha était son royaume. Et Belén ne connaissait que trop bien l'amertume d'un capitaine privé de son navire.