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Vajra exultait.

Le soleil, plus rayonnant que jamais, tombait sur les rues bondées de la ville. Déambulant sans occupation dans le port, les habitants discutaient tranquillement entre eux, gênant les dockers qui déchargeaient les cales des navires. Les voyous en haillons toisaient les bourgeois, engoncés dans leurs riches tenues. Les marchands ambulants poussaient des cris pour attirer les clients, les enfants couraient entre les jambes des marins, qui se saoulaient déjà sous le porche des tavernes.

Errant au milieu de ce vacarme humain, Koja fendait la foule, le sourire aux lèvres. Vêtu de son immonde chemise, dont la puanteur se noyait au milieu de cette mélasse d'odeurs aussi aigres qu'écœurantes, il avait jeté son manteau sur son épaule et enfoncé son tricorne sur son crâne. La sueur perlait sur son front. Il faisait peur à voir.

Il espérait que la Cour de Sa Majesté avait fui l'intense chaleur de la ville et était retournée se pavaner dans leurs résidences privées. Il se moquait bien de ce que pensaient ces bourgeois, tout en dentelles et en froufrous, qui tournaient autour du Roi comme des vautours, mais il préférait ne pas avoir à affronter leurs regards inquisiteurs. Avec eux, il se sentait comme une bête de foire, prise au piège et sans défense. Et il détestait ça.

Profitant de l'effervescence de Vajra, Koja chassa ses appréhensions pour mieux savourer le bonheur qui gonflait son cœur. Il était de retour chez lui. Après avoir traversé les océans, survécu à des milliers d'orages, affronté les pirates et leurs soifs de violence... Après s'être égaré au cœur des forêts glacées, après avoir marché des heures dans la neige pour ne trouver qu'une immense désillusion... Après avoir creusé des tombes, jeté des corps à la mer... Il était de retour chez lui. Pour de bon.

Explorer le monde était sans doute sa manière à lui de se sentir vivant. Rien, pourtant, ne pouvait égaler le sentiment de paix qui l'habitait lorsqu'il accostait à Woe. Il avait beau le fuir, son pays le rappelait toujours à lui.

Répondant d'un sourire aux saluts enjoués, parfois timides, que les passants lui lançaient, Koja avançait rapidement en direction de la résidence royale, dont les toits de tuiles dorées dépassaient déjà au-dessus des bâtiments rongés par le sel. Le palais de Mireldis, qui avait été reconstruit sur les ruines d'une antique place forte, déplaisait à Sa Majesté. Le Roi avait donc dépensé la moitié de la trésorerie du royaume pour s'offrir une demeure de vacances à Vajra, qu'il avait appelé Hr̥daya, le Cœur. 

Hr̥daya était un étalage complexe des richesses de Woe. Entièrement construit en marbre, c'était un édifice dans lequel se mêlaient ponts, tours, salles de bal, chambres, salons et autres lieux de luxe. Des poignées de cristal avaient été ajoutées aux portes, découpées puis polies dans de l'or pur. D'immenses tapis de soie recouvraient les parquets cirés, comme la plupart des meubles, sculptés dans le bois d'immenses arbres centenaires.

Koja se souvenait parfaitement du jour où il avait découvert l'imposante résidence, scintillante sous l'intense lumière de l'astre solaire. Il était resté immobile, paralysé par tant de mépris. La construction de cet unique bâtiment avait coûté la vie à des dizaines d'ouvriers et avait plongé le continent dans une famine sans pareil. Il avait encore dans la bouche le goût des galettes de terre que sa mère le forçait à avaler.

Levant les yeux vers les tours de marbre du palais secondaire, Koja poussa un discret soupir et entreprit de gravir les nombreuses marches qui s'échouaient devant, leur couleur immaculée constatant fortement avec les pavés d'un gris terne de la ville. Lorsqu'il arriva aux portes, dont les pans dorés sur lesquels se reflétaient les rayons du soleil l'éblouissaient, il tendit son bras droit aux gardes. Sur son poignet, le symbole des corsaires avait été tatoué sur sa peau pâle. « Le symbole des vendus. » pensait-il à chaque fois qu'il posait le regard sur ce visage de squelette dont le crâne, orné d'une couronne, cachait en réalité une vilaine tache de naissance.

Koja fut fouillé, puis escorté jusque dans le salon privé du Roi, là où il aimait recevoir ses invités. Les portes s'ouvrirent devant lui, dévoilant une petite pièce confortable, où s'entassait une dizaine de courtisans, affalés sur des coussins de soie tout autour de Sa Majesté. Le sol, comme les murs, étaient couverts de longs tapis de soie aux différentes teintes violacées. Vautré sur son trône en or massif, le Roi releva brusquement la tête avant de s'écrier, ravi :

— Koja ! Enfin, tu es revenu !

D'un bon, l'homme quitta son siège pour se jeter sur le capitaine, un grand sourire illuminant son visage dégoulinant de sueur. Ses joues rondes et son menton plissé étaient écarlate. Alors que Sa Majesté le saisissait par les épaules pour le prendre dans ses bras, Koja ne put s'empêcher de remarquer à quel point il avait grossi. Bien qu'il soit encore jeune, le Roi ressemblait déjà à un vieux bourgeois, au ventre rond et au souffle court. Retenant avec peine des frissons de dégoût, Koja laissa l'homme promener ses doigts boudinés sur ses bras, ses épaules puis son visage.

— Je m'excuse, Mejesi, je ne suis pas très présentable... commença Koja, mal à l'aise.

Toujours allongés sur les coussins près du trône, les courtisans les observaient d'un œil mauvais. Les hommes s'étaient redressés comme pour retrouver un peu de dignité, tandis que les femmes lui jetaient des regards désapprobateurs, affichant une mine dégoûtée. Transporté par la joie, le Roi ne remarqua pas le silence méprisant qui était tombé dans la pièce, toute son attention rivée sur le nouveau venu.

— Oh ! Ne t'inquiète pas, mon ami. Tu reviens d'un bien long voyage ! D'ailleurs, tu as bien tardé !

— La traversée n'a pas été de tout repos, Mejesi.

— Des pirates ? demanda le Roi, des étoiles pleins les yeux.

— Bien plus que d'ordinaire. Je pense qu'ils préparent...

— Tu as trouvé la Cité Sacrée des Trois Saintes ? le coupa une nouvelle fois le Roi, surexcité.

Koja l'observa quelques instants, indécis, avant de lâcher dans un soupir :

— Non, Mejesi. Elle n'existe pas. Je suis désolé.

Le Roi baissa les yeux, déçu. On aurait dit un enfant dont les rêves venaient d'être brisés. Des larmes commençaient à gonfler ses paupières, mais il les refoula en un sourire.

— Tu es rentré, c'est tout ce qui compte !

Koja sentit son cœur se serrer. Sa Majesté n'avait aucune idée des dangers du monde, de l'enfer dans lequel son insatiable soif de découvertes avait plongé la centaine de marins qui avaient embarqué avec lui. Il n'avait pas vu les blessures, le sang qui colorait le pont, l'odeur de la mort qui parcourait les corps... Il ne connaissait rien de l'horreur.

La fontaine de Yuva Jana, Kyāmelōṭ et la Dame du Lac, Elḍorāḍo, le repère des Noppera-bô, le Serpent Maḷebillu... Tout ceci n'était que des chimères après lesquels le Roi l'envoyait courir, en vain. Koja était épuisé, il n'avait plus la force d'abandonner derrière lui d'autres corps, d'autres âmes.

Inspirant discrètement pour chasser les terribles images qui martelaient ses pensées, le capitaine allait dire à sa Majesté qu'il ne reprendrait plus le large, quand celui-ci s'écria :

— Au fait, Koja ! J'ai trouvé le moyen de ramener les morts à la vie !


Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant