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— Tu es en retard.

— Je sais.

Debout dans l'ombre, Redha lui adressa un regard agacé. Il avait enfilé un épais manteau de toile par-dessus ses vêtements de marins. Une large capuche dissimulait son visage. Brides en main, il avait sellé deux montures et patientait depuis quelques minutes déjà de l'autre côté du pont.

La mâchoire crispée, il jetait de furtives œillades en direction de la cour silencieuse, tandis que Jeriko s'agrippait à l'encolure d'un cheval à la robe de jais. Elle glissa ses bottes dans les étriers et, d'un geste souple, s'installa sur le dos de l'animal. Redha lui tendit les brides de cuir et l'imita. L'étalon baie qu'il avait choisi lui rappelait l'imposant cheval de trait que chevauchait son père dans les forêts Luannes.

La gorge nouée, Redha chassa ces silhouettes du passé de son esprit, reportant son attention sur la mine fermée de Jeriko. Il intima à sa monture d'avancer en lui donnant un coup de talon dans le flan, puis soupira :

— Tu ne devrais pas t'attacher autant à lui.

— J'essaie.

Peu convaincu, Redha voulut croiser son regard, lire dans le fond de ses iris polaires de la résignation, des regrets ou un éclat de tristesse, mais elle gardait les yeux rivés sur l'horizon. L'aube naissante colorait le ciel de vermeille, tandis que le soleil levant s'extirpait lentement des bras de l'océan. Jeriko se taisait, et le Luan n'avait ni la force, ni l'envie de briser ce silence obstiné.

Ils chevauchèrent plusieurs heures sans s'arrêter. Le martellement des sabots contre la terre sèche rythmait leur avancée. Ils contournèrent l'immense désert, d'où s'échappait de brulantes bourrasques, longèrent les rizières et saluèrent les agriculteurs qui, les pieds dans l'eau, se brisaient le dos pour quelques sacs de riz. Lorsqu'ils arrivèrent à Duḥkha, le port grouillait déjà de monde. Les marchands, installés sur de vieux tapis, vendaient bibelots et épices à des prix exorbitants. Les dockers déambulaient dans les étroites ruelles, de lourdes caisses de bois débordant d'étoffes et de bijoux exotiques. Les enfants se faufilaient entre les jambes, mendiaient ou glissaient leurs petits doigts écorchés dans les poches des passants à la recherche de quelques pièces de monnaies.

Si Vajra paraissait exulter avec sa foule et son joyeux vacarme, Duḥkha, elle, débordait d'un désespoir contagieux. Les corps malades et épuisés se mêlaient, se serraient les uns contre les autres, comme saisis par le besoin de tenir ensemble, de se fondre, se confondre. Les visages édentés des vieillards se superposaient aux regards avides des gamins des rues, qui gambadaient pieds nus dans le port. La misère et la nécessité d'une vie meilleure s'échappait par tous les pores de cette peau, burinée par le soleil, que semblait se partager tous les habitants de Duḥkha.

Après avoir laissé leurs montures à un humble palefrenier, Redha et Jeriko s'engagèrent dans un réseau d'étroites ruelles, où une odeur de feu et d'urine flottait dans l'air. Le cœur battant, le Luan marchait d'un pas vif. Le pommeau de sa dague dans une main, il tirait sur le devant de sa capuche de l'autre. Il n'avait pas sa place à Mauna Kea, encore moins dans ces quartiers délabrés où les Hommes affamés confondaient les Luans et les chiens. Nerveux, il jeta une œillade à Jeriko qui marchait dans ses pas. L'expression indéchiffrable qu'elle arborait lui glaça le sang. Elle avait cet air froid et dénué de toute compassion, dont se paraient les plus grands guerriers, comme les meilleurs assassins.

Le visage d'un monstre, songea-t-il.

Ils s'enfonçaient plus profondément dans les bas-fond de Duḥkha, lorsqu'une voix venant de nulle part les fit sursauter :

— Honnêtement ? Le brun vous sied guère, Mukhya.

Redha tira son arme de son fourreau et la pointa en direction de la silhouette, installée sur le bord d'un toit, les deux jambes valsant dans le vide. Un sourire amusé scintilla dans l'ombre.

Samudra Nari [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant