Chapitre 47 : Le bal de charité

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« Je compte jusqu'à dix et je veux voir vos yeux fermés! » dit Anna en inspectant chaque orphelin dans leur lit.

« Je ne veux pas dormir tout de suite! » répondit un petit visage rond, d'un air boudeur.

« Chut! répondit son voisin. C'est la formule magique pour que l'on fasse de beaux rêves. »

« Non! »

Anna s'essaya sur le rebord de son lit et lui caressa l'épaule.

« On dort maintenant, chuchota-t-elle. »

« Mais je ne veux pas faire de beaux rêves, je veux dormir avec toi. Tu as dormi avec Simon et tous les autres, mais jamais avec moi! »

« Oh? »

Elle accepta rapidement. Lorsqu'elle s'allongea, il poussa un petit cri de joie, impatient d'être blotti contre son cœur. Il lui raconta tout ce qu'il voulait faire le lendemain, puis sa voix devint fine comme s'il s'agissait d'un secret qu'elle devait être seule à entendre : « ... Je vais aider madame Carousselle à laver la cuisine. Et l'année prochaine, enfin, non pas l'année prochaine, mais quand je serai plus grand, je t'aiderai à vendre les journaux en ville. J'en vendrai plein comme toi! »

Émue, Anna l'embrassa sur le front.

Il chuchota :

« Voilà, tu peux compter jusqu'à dix dans le creux de mon oreille maintenant. »

Anna ramena la couverture à son menton. Le souvenir de ses enfants tournait en boucle dans sa tête et caressait son cœur avec une extrême douceur. Une larme roula sur sa joue, échappée d'un soupire de tristesse.

C'était la première fois qu'elle dormait dans sa nouvelle chambre. Elle se sentait terriblement seule. Exilée au troisième étage, l'endroit paraissait encore plus retiré du monde pendant la nuit.

« 7..., 8..., 9... », chuchota-t-elle, le visage tourné vers la fenêtre qui faisait entendre le bruit cadencé des gouttes de pluie.

« 10. Je ferme les yeux maintenant. »

Mais à peine les paupières closes, le pénible souvenir de Nicolas vint à son esprit. Son visage anguleux, encadré par ses cheveux noirs et lâches qui lui tombaient jusqu'aux épaules, se décrochait de la pénombre grâce à la lumière de l'âtre. Une lueur tragique dansait dans le fond de ses pupilles sombres.

« Déshabillez-vous », dit-il sur un ton brutal.

Anna ouvrit aussitôt les yeux. Son cœur frémit, des battements de plus en plus lourds s'accélérèrent dans sa poitrine.

Elle ne l'avait pas reconnu. L'autre Nicolas, l'artiste fragile et sensible, avait beaucoup moins d'assurance. Il était toujours fuyant et il avait fallu qu'elle soit patiente, car il sortait rarement du monde de ses pensées. Il ne se révélait qu'en parlant par images ou par expression poétique.

Cependant, la nuit dernière, Anna avait senti que son cœur était toujours à l'agonie derrière sa soudaine et très étrange fermeté. Lorsqu'il l'avait peinte, sa concentration diminuait par moment, son regard se laissait traversé par de tristes souvenirs. Quelque chose s'était renversé dans son âme. Quelque chose qui ne pouvait plus revenir.

Quels étaient ces lambeaux du passé qu'il avait préféré oublié ? Qu'avait-il découvert sur lui-même en retrouvant la mémoire ?

« Je ne le saurais probablement jamais, dit Anna en regardant la nuit par la fenêtre. C'est mieux ainsi. Georges m'avait averti qu'il ne devait jamais se souvenir - elle soupira - à présent, Nicolas est... différent, et pourtant c'est le même à la fois, c'est étrange. Je n'aurais jamais dû l'inciter à retrouver la mémoire. J'avais pensé bien faire, je pensais le libérer de son passé, j'avais envie de le voir vivre pour de vrai, mais j'ai échoué. »

Le fabuleux destin d'AnnaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant