[ Prologue ]

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[ Localisation : inconnue,
Date : inconnue,
Horaire : inconnu ]

[ ????? ]

Un infirmier me guide à travers les couloirs de l'étage hospitalier du Protectorat. Sa queue aux écailles pâles s'agite de droite à gauche. Je suppose qu'il est nerveux à cause de moi. Il est rare que je passe par ici, c'est vrai. Voilà une mauvaise habitude sur laquelle je me promets de travailler, étant donné le fier service que les hospitaliers me rendent aujourd'hui.

— La... La salle des cuves, Sage'Sang Keleï, bafouille le jeune infirmier.

Je lui lance un sourire rassurant, bien que faible, faisant retomber la pression de ses épaules. Je le salue d'un bref hochement de tête et passe la porte ronde dont les trois pans concentriques coulissent derrière moi pour se refermer. Mes yeux ont besoin d'un instant pour s'adapter à la pénombre coutumière de la salle des cuves. Un Serra'Sang, un aîné, vient à moi.

Ledohonné, Sage'Sang Keleï, me dit-il en dirigeant le bout de ses doigts de son front vers moi.
Lédohonné, hospitalier Tremsis, l'imité-je. Merci de m'avoir aidé et d'avoir fait intervenir toute ton équipe d'urgence aussi rapidement, l'autre soir. Encore une fois, c'était imprévu, m'excusé-je en suivant son pas cadencé.
— Il n'y a aucun problème. Nous sommes là pour ça, tu le sais. Et puis, je ne pouvais pas laisser une Semi'Sang mourir ! Surtout pas celle qui a conquis le Sage'Sang de mon clan, plaisante-t-il en me glissant un regard entendu.
— « Conquis » est un bien faible mot... marmonné-je au détour d'une cuve vide.
— Pardon ?
— Rien, dis-je en me redressant.

Je remets machinalement ma toge en place, au niveau de ma poitrine, afin de retrouver un peu de contenance, mais on ne berne pas ainsi un aîné. Tremsis capte mon geste et décide de passer à autre chose.

— De plus, j'aurais aimé en rencontrer un, ou une... mais je suis trop vieux aujourd'hui.

Je jette un coup d'œil à mon interlocuteur, observe sa démarche qui se raidit et ralentit au fur et à mesure des années, ses écailles, aux couleurs autrefois vives pour celles d'un Az'Driss, qui se décolorent petit à petit, les quelques creux qui apparaissent aux coins de sa bouche et de ses yeux. Malgré cela, Tremsis se tient toujours aussi droit, sa langue est toujours aussi blagueuse, son esprit, toujours aussi vif et ses yeux, toujours aussi brillants de malice. Il me lance justement un regard taquin.

— Ton silence éloquent vaut tous les discours du monde, jeune homme.

Je lâche un petit rire malgré mes traits tirés.

— Eh bien, je trouve que tu vieillis plutôt bien.
— Hm ! Diriger toute une équipe de cerveaux turbulents, comme si j'étais leur nounou, maintient jeune ! Que veux-tu ?
— Ce n'est pas moi qui te contredirai, confirmé-je en pensant à mes propres devoirs.

Le visage de Tremsis redevient plus sérieux, malgré l'éternelle lueur amusée dans ses prunelles claires.

— Mais plus sérieusement, tu es chanceux, Keleï, alors prends soin d'elle et ne gâche pas vos chances, me sermonne-t-il.

Je regarde encore en silence l'hospitalier à mon côté. Tremsis n'est évidemment pas de la génération qui a eu l'idée des Semi'Sangs , ni même de celles qui ont ensemencé cette planète, tels des astéroïdes tombant sur un astre capable d'engendrer la vie, mais il fait partie de la génération qui les a vus éclore, puis proliférer, petit à petit, sans que personne ne le sache, jusqu'à ce qu'ils soient matures et que la jeune pousse se soit muée en forêt, épaisse et sauvage, dont le paysage s'est tant étendu qu'il en est devenu difficile à ignorer. Moi, je suis de la génération qui devra assumer le legs de nos ancêtres, que nous soyons d'accord ou non avec ce qu'ils ont fait. Il est trop tard pour reculer...

— Nous sommes arrivés, me prévient Tremsis.

Je regarde devant moi. Entourée d'hospitaliers papillonnant autour des hologrammes présentant constantes et taux de médicamentation, se trouve une cuve horizontale d'un mètre cinquante de large sur plus de deux mètres de hauteur. C'est presque une éprouvette géante, dont la surface de verre brille de données bleues concernant la personne qu'elle contient.

Une main se posant doucement sur mon épaule me rappelle que je suis censé respirer. Je prends une grande inspiration, sortant au passage mon corps de la glace, et fais un pas en avant pour monter la volée de marches. Je me fige à nouveau à quelques centimètres de la cuve remplie d'eau-curative, un liquide bleu, ressemblant à de l'eau mais légèrement plus épais.

— Nous pourrons bientôt la faire sortir, me rassure une hospitalière en désignant le côté métallique de la cuve que l'on pourra bientôt ouvrir pour évacuer la patiente.

Je me contente de lui répondre d'un hochement de tête las. Elle semble comprendre ma fatigue grâce aux cernes qui creusent mon regard et reprend son travail. Cette hospitalière est au commande du curatif affilié à la cuve n°3, celle devant laquelle je me trouve. Je sais que c'est grâce au curatif que nous pouvons contrôler la nanotechnologie qui compose une partie de l'Eau-curative. Cette nanotechnologie, constituée de minuscules robots, vérifie en permanence les constantes de la patiente, s'assure de la garder plongée dans un coma artificiel, donne à son corps mis à l'arrêt les nutriments nécessaires pour se régénérer, garde ses muscles en état et, surtout, répare les organes abîmés, recoud la peau brûlée et trouée par la passage de la balle.

Ma main griffue se pose d'elle-même sur le verre. Ma peau recouverte d'écailles a du mal à sentir la tiédeur qui se dégage du liquide, mais je sais que sa peau, à elle, y est très sensible. Cette tiédeur est censée aider à détendre son corps et son esprit meurtris. La lueur bleutée de l'Eau-curative projette des ombres sur mon visage, me forçant à plisser les yeux. J'aurais dû être là. J'aurais dû veiller de plus près sur elle et voir cette attaque venir...

Je soupire pour la énième fois en fermant les yeux, laissant mon front retomber contre le verre. La condensation de mon souffle se dépose et s'évapore à sa surface. Il ne sert à rien de ressasser le passé. Ce qui est fait est fait. Maintenant, je dois me tourner vers l'avenir et y faire face, même si je crains de devoir avancer à l'aveugle... avec elle.

Un rire presque inaudible secoue une seconde ma cage thoracique. Qui suis-je pour avoir peur ? C'est elle qui doit être effrayée, elle qui s'est retrouvée aux portes de la mort, comme disent les humains, elle qui souffre, elle qui a été perdue durant des années, et c'est elle qui va se réveiller ailleurs. Je rouvre les yeux pour regarder son corps, si fin et si fort à la fois, flotter doucement, ainsi que ses cheveux, aussi sombres et brillants qu'une nuit étoilée, ondoyer autour de son visage aux traits apaisés. C'est comme si la gravité n'avait plus d'emprise sur elle. Je me plais – et me rassure – à me dire que là-dedans, au moins, elle est en paix, qu'elle ne subit plus aucune agression extérieure, qu'elle dort simplement. Qu'elle se repose.

Le curatif fait retentir une alarme, me faisant sursauter. Une partie des hologrammes produits par la console passent du bleu au rouge. Les hospitaliers s'agitent, même s'ils gardent leur calme et leur professionnalisme. Moi, ma gorge se noue, m'empêchant d'articuler le moindre son inquiet.

Je reporte toute mon attention sur le visage de la jeune femme, mais deux mains se plaquent sur la vitre, comme si ce geste allait m'aider dans mon impuissance à comprendre ce qu'il lui arrive. Je comprends soudain : elle se réveille.

Mes yeux s'écarquillent comme ils ne l'ont jamais fait avant. Les paupières de la jeune femme, qui auraient dû rester solidement scellées grâce à l'Eau-curative, s'entrouvrent lentement. Ses iris noirs croisent mon regard. Je m'agite derechef face à cet événement hors du commun qui me prouve à quel point elle est forte et solidement accrochée à la vie.

— Ça va aller, je suis là, dis-je en priant pour qu'elle m'entende.

Son regard est ailleurs, se contente de me fixer obstinément, comme si, d'une certaine façon, elle me reconnaissait au fond d'elle, mais elle ne me confirme pas pour autant qu'elle m'entend. Je persiste malgré tout :

— Tu es en sécurité maintenant. Plus personne ne te fera de mal. Ça va aller. Je suis là... promets-je avant que ses yeux ne se referment sous l'effet des médicaments.

Malgré mon front plissé d'inquiétude, un sourire soulagé flotte sur mes lèvres et mon cœur bat plus régulièrement lorsque mon front retombe sur la surface vitrée. Elle va vivre. Je le sais.

TRINITY - Tome 3 : Rencontre du troisième typeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant