[ 3 ] Papillons, coussin et souffle

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[ L'Arche, île Nootka, Colombrie-Britannique, Canada,
14 Avril 20**
08H03 ]

[ Tjana ]

Il faisait froid, vraiment froid, à Moscou, même lorsqu'on descendait d'une demeure encore plus au nord, mais ça ne me changeait pas vraiment des hivers canadiens. Pourtant, j'aurais su différencier les deux, les yeux bandés. Il y avait quelque chose qui différait entre les deux continents. La fillette de onze ans que j'étais ne savait pas mettre de mots dessus, mais il devait bien en exister un ou deux. Je tirai encore sur mes gants et serrai fort mes bras autour de moi. Des mains protégées de chics gants de cuir souple vinrent ajuster la chapka et le foulard qui protégeaient ma tête, mes oreilles, mon cou ainsi que la coiffure cachée en dessus. Sans l'existence de ce joli foulard coloré aux motifs animaliers, le vent du nord aurait totalement détruit les efforts fournis par ma babouchka dans l'élaboration de mes tresses . « Que faisons-nous ici ? Katinka a froid, moi aussi... » Katinka se cachait presque sous le long manteau de fourrure de notre babouchka. Toujours discrète, elle ne disait pas tout haut ce qui n'allait pas. C'était à nous de le remarquer. « Regardez là-bas » nous indiqua notre babouchka en désignant le cœur de la capitale.

Je plissai les yeux. Katinka fit de même. Elle faisait toujours comme moi. Normal, j'étais sa grande sœur. « C'est le Kremlin » dis-je. Traversée par la Moskova, je voyais la forteresse du Kremlin de Moscou, avec son grand palais au toit vert et or, ses fastueux châteaux et sa ribambelle de cathédrales, ainsi que la place Rouge. En détaillant encore l'ancienne forteresse, je repérai, à l'ouest de cette dernière, le Kitaï-gorod, ou quartier des affaires, et plus au sud, la cathédrale Basile-le-Bienheureux. Quel drôle de nom. J'imaginais à chaque fois un bonhomme avec un sourire jusqu'aux oreilles mais à l'air un peu benêt. Babouchka acquiesça. « Et par là-bas ?

— C'est la Moskva-City ! s'exclama Katinka. Je reconnais les gros grattes-ciel qui brillent la nuit ! »

Je ne comprenais vraiment pas pourquoi nous étions là. Babouchka nous avait demandé de nous habiller chaudement. J'avais cru que c'était pour faire une balade en ville, manger quelque chose de bon et chaud. À la place, elle s'était débrouillée pour nous trouver ce point de vue qui surplombait la ville, comme si nous étions des divinités sentinelles jaugeant l'humanité d'en haut... Je n'aurais pas osé me plaindre. Pas auprès de cette grande femme slave, aux cheveux plus beaux que le soleil, mais aux traits froids comme la Lune. Ils ne se réchauffaient que lorsqu'elle nous regardait et nous souriait.

Non. Au lieu de m'apitoyer et de lui poser des questions, j'attendais, je patientais, car je savais qu'elle finissait toujours pas nous abreuver de ses connaissances folles. « Les hommes construisent de magnifiques bâtisses pour prouver et symboliser leur prétendu pouvoir, depuis toujours, que ce soit un pouvoir divin, financier ou politique. Mais ils oublient qu'en réalité, ils ne sont pas grand-chose face aux forces qui viennent de l'univers. Dans ce monde, il y a parfois des enfants qui naissent avec de grands pouvoirs. Ils n'ont pas besoin de joyaux pour être des têtes couronnées. Mais ils sont chassés, convoités. Alors soit ils s'isolent et se perdent, soit ils se regroupent et deviennent plus forts encore. »

Katinka et moi la questionnèrent de nos regards aux couleurs contraires. La grande femme sortit un carnet relié de cuir rouge. Il y avait un mot dessus : « Babochki ». Papillon. « La marque du passé est parfois aussi celle du futur. » Ses mains gantées vinrent caresser nos joues rougies par le froid. Je remarquai le bourrelet créé par la chevalière d'or sous son gant. « Un jour, vous comprendrez. J'espère que je serai encore là » sourit-elle doucement.


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TRINITY - Tome 3 : Rencontre du troisième typeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant