III. 5. Nicolas

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Quand j'entre dans le salon, Fla est déjà là, assise dans le canapé, en train de bercer Rubens. Le bébé dort profondément, sa petite bouille aux yeux fermés posée contre son épaule. L'horloge indique quatre heures du matin. Dans un coin de la pièce, le sapin de Noël clignote doucement. Elle somnole, mais ouvre les yeux en m'entendant approcher et les pose aussitôt sur moi avec sollicitude.

-Désolée, murmure-t-elle. Il pleurait, je ne voulais pas qu'il te réveille.

Elle a l'air fatiguée. Le petit a dix mois, à présent, il fait des nuits de plus en plus complètes, mais ce n'est pas encore très régulier. Ça viendra. Je m'assieds à côté d'elle et je tends les bras :

-Je vais le prendre. Retourne te coucher.

Elle hésite :

-T'as besoin de te reposer. Tu rentres tout juste d'une coupe mondiale et tu te lèves déjà à chaque fois qu'il pleure.

-J'arriverai pas à me rendormir.

-Encore ces cauchemars ?

Je hoche la tête sans préciser. J'ai pas envie de me replonger dedans. Je ne lui raconte jamais de quoi ça parle, mais peut-être qu'elle s'en doute un peu. Je sais que ça la tracasse. Et elle suggère, à voix basse :

-Peut-être que tu devrais en parler à quelqu'un.

Je peux pas m'empêcher de sourire.

-Quoi, à un psy ? C'est lui qui fera des cauchemars, après.

On échange un long regard. Flavia est une excellente compagne, je lui fais totalement confiance, c'est la mère de mon fils ; mais il y a des choses... qu'il est compliqué d'aborder. Elle semble se résoudre à ne pas obtenir de réponse, car elle soupire et finit par me donner Rubens, prenant soin de ne pas le réveiller.

-Je m'en occupe la nuit prochaine, décrète-t-elle. Toi, t'iras dormir ailleurs. Compris ?

-Oui m'dame.

Elle sourit, adresse un dernier regard de tendresse à notre bébé, puis m'embrasse sur la joue et se lève dans un froissement de robe de chambre. J'arrive à rester assis deux minutes avant de me lever -rester immobile, très peu pour moi. J'entreprends de faire le tour du salon, ça bercera Rubens. Je marche lentement, suivant mon reflet des yeux quand je longe la baie vitrée. Ça me fait encore tout drôle de me voir avec un bébé dans les bras. De me dire que ce petit être est de moi, est à moi, que je dois en prendre soin, que je dois le protéger. Comme ma mère m'a protégé. Enfin, du moins, comme elle a essayé.

Je soupire. Je n'arrive pas à me défaire des images et des sensations qui me hantent depuis des années, depuis mes douze ans, précisément. Celles qui, depuis, n'ont de cesse de ressurgir dans mes songes pour me rappeler encore et encore d'où je viens, ce qui aurait pu m'arriver -et ce qui m'est arrivé.

Par où je commence ? Tout se mélange. La maison de trois pièces où on vivait à neuf, où je dormais avec mes sœurs. Le hurlement de ma mère quand mon frère aîné s'est fait descendre par la police juste devant chez nous, son corps inanimé dans le salon, le sang dilué de cervelle qui se répandait lentement sur le sol. L'odeur d'alcool qui entourait perpétuellement mon beau-père, mon dernier jour d'école au collège, quand il a décidé que je devais bosser et ramener de l'argent vu que mon frère n'était plus là pour le faire. Sa phrase fétiche : pas d'argent, pas de volley. Donc fais-toi de l'argent par n'importe quel moyen. Pas d'inspiration ? Je vais te montrer un truc simple. Mets-toi à genoux, ouvre la bouche.

C'était arrivé un jour où personne n'était à la maison. Après ça, j'ai du mal à me souvenir. Ma mère a protesté, mon beau-père lui a mis deux claques, c'est bon, c'est que la bouche, et elle n'a plus rien dit. Et puis c'était mon devoir. Déjà que j'étais qu'à moitié de la famille, je pouvais pas rester sans rien faire. Et c'était la condition pour aller au sport... Alors tous les jours, avec mes sœurs, on traînait dans la zone des prostitués, on attendait des clients. A l'époque, je pensais que toute ma vie allait se passer comme ça, à sucer des passants pour me faire un peu de thune et pouvoir continuer à aller au volley.

IkaroiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant