II. 5. Alexandre

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Il est minuit, et je me dis que je reste encore une heure, pas plus, avant de regagner mon dortoir.

Ça ferait sûrement bien rire les joueurs ici présents de savoir que le mec de deux mètres dix-huit flippe pour ses prochains matchs. La vérité, c'est que je me suis blessé l'an dernier pour ma première sélection nationale, et que des gros matchs, j'en ai pas disputés tant que ça hors club.

Donc, comme je suis stressé, je bois. Sans compter que je suis plutôt introverti, comme gars. Même si le volley me donne une magnifique occasion de faire valoir ma taille, ça ne m'a pas empêché de me sentir mis à l'écart une bonne partie de ma vie. Pas facile, de regarder les autres de si haut en permanence ; autant dire que ça a été une première de saluer Muserskiy les yeux dans les yeux.

Je porte ma bière à mes lèvres en sondant la foule -chose aisée de mon point de vue. Partout des visages connus... Et un, en particulier, qui se dirige droit sur moi :

-Eh, Alex !

Je me retourne. Sebastian s'avance vers moi en m'adressant un signe, et on s'étreint brièvement.

-Comment ça va depuis le mois de mars ?

-Super, super. Et toi ?

Ça fait plaisir de le voir là, de retrouver un visage familier. Seb et moi, on se connaît bien, ça fait deux saisons qu'on est les centraux titulaires de Trente. Je ne maîtrise pas vraiment son espagnol, mais on communique facilement en italien ; et je le taquine :

-T'as digéré la troisième place ?

-Troisième quoi ? renifle-t-il. Il me semble qu'on est vice-champions d'Europe. Est-ce que Modène peut dire ça, hein ? Non, Modène ne vise qu'un niveau national. Nous, on joue sur une autre échelle.

-Ahah. T'as raison, mais quand même, j'irais pas dire ça à Earvin.

Je le cherche des yeux, et je le trouve sans mal : il est en train de s'embrouiller avec Kubiak dans un coin du gymnase. J'espère que le capitaine va intervenir avant que ça dégénère, connaissant les deux oiseaux, ça pourrait bien en arriver aux mains. Je relance :

-Vous êtes contents du tirage ?

-Pas vraiment. On tape la Pologne, la Russie et l'Iran. Ça va être chaud, mais bon... José nous a dit d'y aller tranquille sur la VNL pour se focaliser sur les Jeux, alors on a peut-être une chance de s'en tirer.

-J'aurais bien aimé que Laurent dise ça, tiens. A quoi ça sert de faire le podium à la VNL et de se ramasser sur les Jeux le mois suivant parce qu'on est épuisés ? Surtout qu'on tombe sur le Brésil, les Etats-Unis et l'Italie. Ce serait déjà un exploit de survivre aux phases de poule.

-Le Brésil aussi s'est donné en VNL. Plus que vous, même.

-Ouais, mais le Brésil, bah, c'est le Brésil.

Seb hausse les sourcils d'un air de mépris, et je retiens un sourire. Evidemment, faut pas trop louer le Brésil devant un Argentin, c'est de nature publique qu'ils ne peuvent pas se saquer. Je l'ai bien remarqué quand on tombait sur un de leurs représentants en championnat. Je regarde autour de moi ; pas un de ceux-là en vue, mais je ne doute pas qu'ils arrivent bientôt. En plus d'être les hôtes, ce sont eux, les rois de la fête.

En attendant, mon regard s'arrête sur deux jeunes à l'air un peu perdu, qui ne semblent pas avoir plus de vingt ans, et qui regardent autour d'eux avec émerveillement comme des gosses lâchés dans un parc d'attraction. Je les désigne du menton :

-Tu les connais, eux ? Le brun et le blond, là-bas.

-Ah, fait Seb, je suppose que ce sont des Japonais. Je les connais pas. C'est déjà rare de les voir aux compétitions mondiales, et c'est pas trop l'ambiance à se joindre aux fêtes. En plus, comme ils restent quasiment tous en V-League et arrivent en pro par systèmes universitaires, c'est compliqué de sympathiser avec eux.

IkaroiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant