Chapitre 6 : Confrontations (partie 3)

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Luan entendit le cheval la première.

Son tour de garde, le dernier, devait durer jusqu'à l'aube. Une demi-heure à peine après que la torpeur eut gagné Lucanos, les yeux encore ensommeillés de la jeune belliciste s'ouvrirent soudain. Dans l'obscurité, les sons lui parvenaient avec netteté. Elle pensa tout d'abord à un voyageur de passage. Mais quand les claquements des sabots se firent de plus en plus distincts, elle comprit qu'un danger rôdait. Bien décidée à ne pas être prise au dépourvu s'il attaquait, elle se concentra afin d'user de nyctalopie, avant de réveiller ses compagnons.

— Il y a un Chasseur dans les parages ! leur susurra-t-elle.

Nara et Arlam bondirent. Lucanos, quant à elle, ne sembla pas s'émouvoir d'une telle annonce.

— Qu'il vienne, je le brûlerai et je pourrai enfin dormir ! siffla-t-elle avec irritation.

Luan fit apparaître deux poignards entre ses mains. Arlam, en retrait, avait tiré son jeu de cartes, et observait les alentours d'un air angoissé, visiblement incapable de choisir quelle illusion utiliser en cas d'attaque. Quant à Nara, elle déplorait l'absence de son arc brisé, mais sa magie compenserait ce manque.

Le cheval approchait toujours. Malgré sa vision nocturne, Luan ne voyait pas assez loin pour discerner leur ennemi. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. La situation ne ressemblait en rien à celle de Froidelune, où elle savait à quoi s'attendre. S'il ne s'agissait que d'un voyageur ou d'un Chasseur solitaire, l'affaire serait réglée en l'espace de quelques minutes. Mais ce n'était peut-être pas le cas. Elle redoutait un piège, une embuscade orchestrée par des Chasseurs en groupe.

La belliciste jeta un coup d'œil en direction de Lucanos, puis cette dernière, impatiente, envoya un bouquet de flammes vers le cavalier invisible. Un hennissement perça dans la nuit et tous purent entrevoir le cheval ruer et projeter un homme à terre avant de s'enfuir au galop.

Nara et Arlam se retournèrent vers Lucanos. Luan crut que la mâchoire de l'élémentaliste allait tomber par terre tant elle paraissait estomaquée.

— Mais... qu'est-ce que tu fais ? s'enquit-elle, la voix rauque.

— On perd notre temps. Je veux dormir. Au pire, il nous tuera.

Trois paires d'yeux contemplèrent l'arcaniste avec ahurissement tandis qu'elle s'avançait vers l'inconnu.

— Et ce n'est pas un Chasseur, ça je peux vous le garantir ! lança-t-elle sans ralentir.

À leur tour, Arlam, Luan et Nara s'approchèrent avec prudence. La belliciste restait toujours sidérée par le comportement de Lucanos. Son désir de mort ne regardait qu'elle, inutile de les y mêler.

La jeune Sylvestre s'accroupit devant l'homme qui était venu à eux. Il était immense, plutôt athlétique, à peu près de l'âge de Nara. Mais Lucanos avait raison. Les Chasseurs étaient d'excellents cavaliers et leurs chevaux entraînés à réagir face à la magie. L'arcaniste fit naître une flamme dans sa main et éclaira son visage. En le découvrant, Nara laissa échapper une exclamation de surprise. Luan fronça les sourcils, incapable de dire où elle l'avait vu.

— Tu le connais ? demanda-t-elle.

Lucanos leva les yeux au ciel et esquissa un geste menaçant vers le jeune homme. Arlam bloqua son bras avant qu'il n'atteigne sa cible.

— Calme-toi, tu pourras bientôt dormir.

L'arcaniste retira sa main avec un claquement de langue. La Sylvestre n'aurait su dire laquelle l'agaçait le plus : Nara et ses plans douteux, ou Lucanos et son attitude aussi dangereuse pour elle-même que pour les autres.

— Il m'a aidée à m'échapper, murmura Nara.

Avec la fatigue, Luan avait déjà oublié sa question, elle ne comprit donc pas immédiatement. Son visage s'éclaira ensuite de stupéfaction.

— Tu dis n'importe quoi, rétorqua-t-elle, un garde humain qui aide une Sorcière, ça n'a pas de sens !

— On s'en fiche ! s'écria Lucanos. On devrait le tuer tant qu'il est inconscient et foutre le camp.

Arlam pointa l'intrus du doigt et s'exclama :

— Trop tard, je crois qu'il revient parmi nous.

Lucanos se leva et s'éloigna à grands pas, partagée entre l'exaspération et la fureur. Luan ne bougea pas, intriguée par cet étrange individu. Les rares Hommes à apprécier les Sorcières étaient généralement les parents des Prêtres et des Mages, certains vivaient même dans les cercles. On ne comptait que très peu de gardes et de soldats parmi eux.

— Talleck ? questionna Nara tandis qu'il ouvrait ses yeux clairs.

À la vue de ces trois visages qui le toisaient avec curiosité et méfiance, il se redressa brusquement et renversa Arlam. L'air apeuré, Talleck Neius chercha à s'éloigner d'eux, mais il trébucha avec maladresse. Nara présenta ses mains vides pour s'assurer de ne pas le brusquer. Les traits tirés du garde s'apaisèrent, il avala sa salive avec difficulté et déclara :

— Je ne pensais pas vous retrouver aussi facilement. Quel coup de chance !

— Pardon ? intervint Luan.

Toute cette situation, sans pour autant l'inquiéter, commençait à lui sembler grotesque. Peut-être dormait-elle toujours et son esprit lui jouait-il des tours avec un rêve particulièrement tordu. Elle se pinça, sans résultat.

— Je... je suis venu vous aider.

Luan, abasourdie, consulta Nara. D'un petit signe de tête, celle-ci confirma une chose : cet homme ne représentait pas un danger. Elle semblait tout de même perturbée par ses paroles.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

Le jeune garde marqua une pause, comme s'il hésitait sur la réponse à donner. Ou comme si, au contraire, elle lui paraissait d'une évidence désarmante :

— Parce que ce que nous faisons est mal.

Talleck ne trouvait plus les mots et la peine lui nouait la gorge. Luan, quant à elle, avait dépassé le stade de la surprise. Depuis qu'elle avait quitté son cercle, la belliciste allait de découvertes en stupéfactions.

Nara tendit sa main à Talleck, comme s'il s'agissait d'un animal blessé.

— J'accepte ton aide.

Comme dans un rêve éveillé, Luan observa l'Homme et la Sorcière se serrer la main, étrange écho de la scène jouée la veille. Arlam s'approcha d'elle, tout aussi pantois.

— Je ne suis pas sûr de comprendre ce qui se passe, murmura-t-il avec irritation.

— Moi non plus. Comment peut-elle avoir autant confiance ?

Luan considérait néanmoins que même si Nara n'était pas une Sorcière très réfléchie, elle n'aurait pas hésité à tuer Talleck s'il avait représenté une menace. Ils retournèrent au campement pour y découvrirent Lucanos, somnolente.

— Demain, nous reprendrons la route pour le Bois Refuge, poursuivit Nara. Tu pourras peut-être donner des informations précieuses aux Reines.

— Je refuse de voyager avec lui.

La voix tranchante de l'arcaniste s'était élevée. Luan poussa un soupir excédé et Nara leva les yeux au ciel. Arlam ne se retint pas plus longtemps :

— Écoute, si tu n'es pas contente, tu n'as qu'à rentrer aux Marais ! Il me semblait pourtant que tu avais décidé d'accompagner Nara partout où elle se rendait. Et figure-toi que Nara me suit pour effacer sa dette. Mais j'oubliais... je parle à une Sorcière dont la parole ne vaut rien. Tu es une vraie plaie, c'est pas croyable !

Lucanos se retourna pour lui faire face. Elle avait ôté son masque pour dormir, et l'immonde brûlure sur son visage la rendait plus effrayante que jamais. Arlam déglutit, mais soutint son regard, impassible. Au terme de ce duel silencieux, l'arcaniste s'en alla retrouver son sommeil fragile, sans un mot. L'homme Sorcière afficha une expression de triomphe que lui renvoya sa cousine. Cette dernière espéra qu'ils avaient raison de se réjouir.

L'Arbre de Feu - Livre 1 [V2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant