Chapitre 1 : Trois Sorcières (partie 3)

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Quand ils le pouvaient, ils installaient leur campement en haut d'un promontoire afin de surveiller plus facilement les environs. Ce soir-là, ils s'étaient perchés sur un escarpement abrupt, dont une partie s'était effondrée, sans doute à la suite d'intempéries. Les pierres grises fracassées à ses pieds avaient affecté le courant de la rivière en contrebas. Appuyée sur sa surface, la silhouette colorée de Nara se détachait tandis qu'elle pêchait leur dîner.

Installée au rebord du précipice, les jambes dans le vide, Mezina l'observait avec amusement : les poissons devaient s'avérer plus malins que prévu, et ils lui échappaient si souvent que la belliciste l'entendait râler depuis son perchoir. Des bruits de pas attirèrent son attention et elle découvrit la figure désormais familière d'Arlam en tournant la tête.

Mezina avait perdu l'habitude de contempler des visages qui ne présentaient aucun trait aïckois. L'héritage cosmopolite du Bois Refuge se retrouvait chez les Sylvestres : le cercle avait vu se croiser les Sorcières de tous horizons, d'Erroubo aux Marais, d'Itera à Pzerion. La peau d'Arlam était, par exemple, plus foncée que la sienne, qui rivalisait avec celle de Nara dès qu'elle cessait de passer ses journées au soleil, en hiver.

L'illusionniste s'assit près de sa compatriote avec un sourire complice, qu'elle lui rendit volontiers. Elle ne voyait pas de lien particulier entre eux par leur simple lieu de naissance commun, mais elle avait vite appris à l'apprécier pour son entrain, ses plaisanteries prononcées d'un ton ampoulé et sa volonté de comprendre ce qui lui était étranger. Elle s'amusait également des efforts qu'il fournissait pour maintenir le rythme qu'elles s'imposaient dans leur voyage, alors que tout dans son attitude révélait qu'il privilégiait les salles de lecture aux promenades en plein air.

— On devrait sans doute lui donner un coup de main, commenta Mezina sans bouger pour autant.

— J'imagine, gloussa-t-il devant son immobilité. Mais je préfère éviter de découvrir ce que ferait Nara si nous venions ajouter de la vexation à sa frustration. Elle serait bien capable de nous submerger pour nous rappeler que c'est elle, l'élémentaliste.

La belliciste leva un sourcil sarcastique en entendant ces formulations, mais conserva son sourire. Elle n'avait pas rencontré une telle façon d'agencer les mots depuis son départ de leur cercle.

— Je voulais te demander... le Bois Refuge te manque-t-il ? s'enquit-il, presque comme s'il avait lu dans son esprit.

— Parfois, oui.

— Et parfois, non, donc.

Un coin s'inscrivit dans le sourire de Mezina. La conversation prenait un tour prévisible. Elle restait incapable de comprendre le sentiment de mal du pays qu'elle apercevait dans les prunelles d'Arlam assez souvent, comme à cet instant, et elle redoutait un peu leurs conversations autour du Bois Refuge. Impossible pour elle de maîtriser les vagues de souvenirs qui s'abattaient alors sur elle : le bon comme le mauvais lui emmêlaient l'esprit jusqu'à la piéger dans un brouillard doux-amer.

— Ça doit être dur à imaginer si tu as passé toute ta vie là-bas, reprit-elle afin de dévier la conversation. En fait, vu que le cercle d'Aïcko est beaucoup plus petit, étrangement, dès qu'il s'y passe quelque chose, tout le monde s'en mêle. D'une certaine façon, tu ne te sens jamais à l'écart.

— J'ignore si j'apprécierais d'être sans cesse impliqué dans des histoires qui ne me concernent pas...

— Oui, de temps en temps, je préférerais qu'on oublie un peu ma présence. Mais en général, c'est au contraire agréable de savoir que tout le monde a conscience de ton existence et de ton individualité.

Les yeux d'Arlam papillonnèrent quelques secondes, le temps de déterminer le sens de ses paroles. Avant de lui laisser l'opportunité de réagir, elle poursuivit :

— C'est assez drôle, du coup, leur Reine me donne parfois l'impression d'être la mère de tous les Aïckois.

— Izor ? Oui, il faudrait qu'elle se calme un peu, à ce niveau.

Ils sursautèrent au son de la voix de Nara, dans leurs dos. Elle portait un large poisson éviscéré et n'avait pas pris la peine de sécher son pantalon. Pieds nus, ses pas n'avaient pas produit le moindre bruit pendant qu'elle les avait rejoints. Elle posa son butin près de leurs affaires et s'assit elle aussi à côté de Mezina.

— Izor est une bonne Reine, rétorqua cette dernière.

— J'ai pas vraiment de point de comparaison, je dois dire. Mais j'aimerais bien rencontrer les souveraines du Bois Refuge.

Nara ponctua sa phrase d'un clin d'œil à son amie, qui répondit :

— Je ne les ai vues qu'une fois, et j'ai pas été très marquée par cette entrevue. Et toi, Arlam ?

— Jamais, je l'admets.

Un bref silence s'installa, durant lequel les trois Sorcières apprécièrent la luminosité déclinante de cette fin de journée, la quiétude des bois à peine dérangée par les bruissements du cours d'eau. L'illusionniste la brisa soudain :

— Mais j'y pense, ta Reine n'est-elle pas inquiète de vous savoir si loin du cercle ? Et vos parents, qu'en disent-ils ?

Le visage de Nara perdit le peu de couleur qu'il possédait au naturel, mais elle tâcha de rester stoïque. Mezina se contenta d'offrir un sourire tendu à l'homme Sorcière. Elle ressentait la spontanéité un peu forcée de la question, le flux trop pressant de ses mots. Et ni Nara, ni elle ne souhaitaient en révéler davantage, surtout s'il comptait bien les quitter d'ici peu de temps.

— On est assez âgées pour prendre nos décisions toutes seules, tu sais.

— Mais...

— Mais de toute façon, qu'est-ce que ça changerait ? demanda Nara d'une voix un peu trop calme. Tu fais tout ce que tes parents te disent, toi ?

L'espace d'une seconde, Arlam ouvrit la bouche comme pour leur affirmer que tel était le cas, mais il la referma si vite que ses dents claquèrent. Peu importait comment, cette dernière question avait touché sa cible.

Le reste de la soirée se passa dans une ambiance plus morose que durant celles qui s'étaient succédé jusque-là. Mezina et Nara ne cessaient de se lancer des coups d'œil furtifs, de légers mouvements de tête en direction de leur compagnon. Un pli un peu inquiet marquait son front, tandis qu'il mâchonnait son bout de poisson et relisait ses notes. Pour elles, pas de doute : cette situation deviendrait problématique. Il ne leur restait qu'à déterminer quand.


***


Quand la nuit s'abattait sur le ciel, l'une des trois Sorcières peinait désormais à trouver le sommeil. Arlam le fuyait involontairement, le sentait lui échapper comme du sable entre ses doigts. Car quand il s'endormait parmi les murmures et le bruit du papier froissé, il tournait et retournait dans son esprit les mots qu'avait prononcés Nara, le jour de leur rencontre.

« On se rend dans le Royaume des Hommes ».

L'Arbre de Feu - Livre 1 [V2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant